La grande force du roman noir dans la partie médiane du XXe siècle (années 30 à 70), c’était de brosser un monde en nuances de gris. Ce jeu sur le clair-obscur apparaît encore plus flagrant dans le film noir où la mise en scène repose beaucoup sur l’éclairage. La grande faiblesse du roman noir depuis une vingtaine d’années, c’est de bien porter son nom. Du noir, rien que du noir. Le genre est devenu encore plus monolithique que le manichéisme noir/blanc dont il cherchait à s’éloigner à ses débuts. Ne restent que les ténèbres, sans zones d’ombre possibles, faute d’un peu de lumière pour projeter lesdites ombres.
Au menu du jour :
– Les cœurs déchiquetés (Hervé Le Corre)
– Le passager (Jean-Christophe Grangé)
– Dors ma jolie (Mary Higgins Clark)
– La nuit derrière moi (Giampaolo Simi)
– Ce monde disparu (Dennis Lehane)
Les cœurs déchiquetés
Hervé Le Corre
Rivages
Les cœurs déchiquetés, c’est tout à fait ce que je disais en intro : empilées les unes sur les autres à l’infini, des couches de noirceur dont la surenchère force le trait au point de ne plus rimer à rien. Quant aux nuances, tintin ballon.
Au menu, du flic torturé et de l’assassin omniscient qui a toujours une longueur d’avance sur la police, le tralala habituel, que des ingrédients classiques et de fait ennuyeux. Rien de nouveau sous un soleil qui brille par son absence, donc ne brille pas. À l’image de ce roman.
Le passager
Jean-Christophe Grangé
Le Livre de Poche
Ce pavé flirte avec le millier de pages en poche. Si tant est que l’appellation ait encore du sens. À part un kangourou, personne ne dispose de poches de cette taille.
Démarrage poussif pendant deux cents pages. Suivent sept cent pages de tueur en série comme on n’en croise que dans la fiction, amateur de mise en scène fantasque, baroque et mythologique (donc hors sol et irréaliste), versus l’habituel flic torturé de thriller. Le tout s’achève par cinquante pages d’une de ces fins dont Grangé a le secret : banale et ratée.
Trop long pour ce que c’est faire : raconter une histoire et des personnages déjà racontés un milliard de fois par le genre.
Dors ma jolie
Mary Higgins Clark
Le Livre de Poche
“L’atmosphère d’angoisse qu’elle excelle à créer devient sa marque de fabrique, mais peu à peu un côté artificiel, sentimental et mondain tend fâcheusement à se développer dans son œuvre.” Dixit Jean Tulard dans son Dictionnaire du roman policier. Ça résume assez bien Dors ma jolie, qui est loin d’être un titre majeur dans la biblio de l’auteure, la faute à une écriture formatée relevant autant de la recette de cuisine avec sa liste d’ingrédients pesés au gramme près que de la mécanique où chaque pièce de la machine assure sa fonction par automatisme. En ressort un roman mou du genou, froid, sans âme.
La nuit derrière moi
Giampaolo Simi
Le Livre de Poche
Un roman qui se place du côté du “monstre”, Furio Guerri, un nom qui sent bon la furie et la guerre. Un récit qui utilise beaucoup la deuxième personne du singulier. Y avait du potentiel, quelque chose dans l’esprit des premières saisons de Dexter avec son antihéros serial killer et ses voix off, du temps où la série était potable.
Bon ben c’est ni très furieux ni très guerrier mais surtout très long et très bavard, sans tension ni suspense, incapable de jouer sur cette langueur qui occupe au final l’essentiel du bouquin. C’est un type qui se raconte et qui se la raconte, en se croyant intéressant alors qu’il n’est que théâtral, grandiloquent et poseur. Tout le monde n’a pas le charisme de Patrick Bateman…
Le gros défaut de ce bouquin, c’est d’avoir voulu marquer son lecteur avant de vouloir raconter une histoire, des personnages, une ambiance, une trajectoire… Il a pour lui d’être une mine de citations, de phrases qui font mouche et qui tuent prises isolément. Sauf que ça ne suffit pas, parce que mises bout à bout, elles ne racontent rien de plus que les traits d’esprit et saillies du personnage principal. Rien que de l’épate qui sonne creux.
La nuit derrière moi n’est qu’une copie carbone d’American Psycho, moins le punch et la profondeur de son modèle. Très dispensable, donc, on lui préfèrera le chef-d’œuvre de Bret Easton Ellis, d’un autre niveau et d’une autre trempe.
Ce monde disparu
Dennis Lehane
Rivages
Je n’ai pas été trop gâté par mes dernières lectures en matière de polar, thriller et roman noir. On doit frôler la trentaine de titres pas géniaux, pour la plupart des photocopies les uns des autres, à ressasser toujours les mêmes personnages et la même ambiance.
Là-dessus, un peu comme le chat de Schrödinger à la fois mort et vivant, apparaît Ce monde disparu. Du bon, du très bon ! Une ambiance années 40 très travaillée et bien rendue, une intrigue construite avec intelligence pour proposer des péripéties plus originales que la course au tueur en série, un milieu du crime riche en personnages pas piqués des hannetons et eux aussi plus originaux que les serial killers de carnaval et les flics bourrus torturés par leurs démons intérieurs. S’ajoute ce qui manque à bien des romans noirs qui ont troqué la profondeur originelle du genre pour la facilité d’un pathos superficiel : Ce monde disparu raconte plus que des magouilles de gangsters avec des pan pan boum paf. Il te parle de l’humain, de pouvoir, de vengeance, de violence, de culpabilité, de crépuscule et de la relation d’un père à son fils.