Youpi, les vacances ! En route pour la mer ! Prends ta pelle, ton seau, tout le barda, et fais péter le scaphandre ! Ne vois dans ce dernier mot aucune métaphore de ta rondelle, qu’elle soit de calamar ou autre, je parle d’une tenue pour aller glouglouter dans les fonds marins, où nous titillerons le mérou et piétinerons les derniers coraux rescapés de la pollution sous-marine. Attention, les médecins déconseillent cette tenue aux personnes souffrant de météorisme (syndrome du ballast) ou de dysenterie (avoue que ce serait dommage de mourir noyé dans ton scaphandre et dans ton caca).
Ceux des profondeurs
Fritz Leiber
Mnémos / Hélios
Fritz Leiber, voilà un auteur dont on ne parle pas assez. Faut dire, un Américain avec un nom allemand, c’est la double peine, vu qu’en France on n’aime ni les Yankees ni les Teutons (ni les Italiens, ni les Espagnols, ni les Algériens, ni les Syriens, ni les Anglais, ni les Suisses, ni les Belges, ni personne, en fait… mais on se permet de donner des leçons d’humanisme parce qu’on serait soi-disant la patrie des droits de l’homme).
J’ai dans l’idée qu’on n’est pas prêt d’en parler beaucoup maintenant que Game of Thrones est passé par là. Après le feu et la roue, la presse nationale a découvert l’existence de la fantasy avec le carton de la saison 1. Et rebelote d’année en année depuis 2011, comme si Alzheimer frappait les stagiaires de l’ESJ entre chaque saison. Avec le recul, c’était peut-être mieux du temps où la presse ignorait le genre du haut de son dédain germanopratin pour la culture populaire. Le polar c’est nul, le thriller c’est nul, la romance c’est nul, le zéro c’est nul… Tout il y est trop nul ! Le professionnalisme d’un bulot croisé avec la philosophie d’un ado.
Or donc les experts improvisés ont fleuri dans les rédactions pour pondre des papiers avec lesquels je n’oserais même pas me torcher. Je résume :
– Avant, la fantasy était un genre enfantin destiné aux débilos. Maintenant les mêmes bouquins des mêmes auteurs de la même fantasy c’est trop super.
– Les auteurs français sont des gros nases qui n’arrivent pas à la cheville de leurs collègues anglo-saxons (merci pour eux…).
– Le terme fantasy c’est de l’étranger donc une abomination (ce week-end, rendez-vous sur le parking et après on ira faire un sit-in devant le ministère de la Culture pour protester contre les anglicismes).
– Enfin, pour en revenir à notre bon Fritz, la fantasy doit son acte de naissance à J. R. R. Tolkien et sa consécration à George R. R. Martin. Autant dire que si tu n’es pas anglais, si tu as écrit avant les années 50 et si ton nom de famille n’est pas précédé d’un double R, tu n’existes pas en tant qu’auteur de fantasy. Au revoir André Lichtenberger (Les Centaures), Robert E. Howard (cycle de Conan), Evangeline Walton (The Mabinogion Tetralogy), Leiber, donc, et tant d’autres. J’ai cru lire vos œuvres fondatrices mais j’ai dû rêver… Après, faut voir le bon côté, en limitant le genre-dont-on-ne-doit-pas-dire-le-nom à deux auteurs, on a vite fait d’avoir tout lu. En tout cas en 2050, quand Martin se sera décidé à démouler la fin de son Trône de Fer.
Il en a pourtant écrit de la fantasy, Fritz Reuter Leiber (Fritz R. Leiber, à un R près, c’est quand même pas de bol…). On lui doit l’excellent Cycle des Épées. Dommage que les aventures de Fafhrd et du Souricier gris ne soient pas le sujet de cette chronique, pas plus que la fantasy d’ailleurs.
Pourquoi tartiner sur le sujet alors ? Je pourrais te donner un tas de raisons intelligentes : “parce que”, “j’écris ce que je veux sur mon blog nananère”, “c’est magique” ou encore “je n’allais pas me priver d’une intro primesautière pleine d’amour et de bienveillance”. Mais la vérité est beaucoup plus banale : tout est parti de la fantasy pour aboutir une quarantaine d’années plus tard à Ceux des profondeurs.
Parmi les premiers textes de l’ami Fritz, on en trouve un qui s’intitule Le jeu de l’initié (Adept’s gambit en VO). Le récit met en scène Fafhrd et le Souricier gris, donc futur Cycle des Épées, donc fantasy. La femme de Leiber a envoyé le papelard de son mari à Lovecraft (oui, LE Lovecraft, celui de Providence, vu qu’on n’en connaît pas cinquante). Lovecraft l’a retourné (le texte, pas la femme de Leiber), accompagné de moult commentaires et encouragements. Là-dessus, correspondance intense entre les deux L, écourtée par la mort d’HPL, victime de son karma et d’un cancer de l’intestin. Il en restera une grosse influence de Lovecraft sur Leiber, lequel fera son fonds de commerce des histoires mêlant fantastique, science-fiction et horreur, avec du mythe de Cthulhu dedans pour certaines. Et ça tombe bien, parce que Ceux des profondeurs est un de ces textes, à la fois pastiche, compilation et palimpseste.
Roman hommage au pote Lolo qui a tant pesé sur le parcours de l’auteur, Ceux des profondeurs procède du même esprit que Retour à Arkham de Robert Bloch (réédité sous le titre Étranges Éons chez le même Mnémos). Bloch et Leiber sont aux lovecrafteries ce que Black & Decker est au bricolage : de la grosse référence incontournable.
Et des références, il y en a plein Ceux des profondeurs et Retour à Arkham. Rien que les titres, déjà… Le jour où on créera des palmes académiques de l’intertextualité, il faudra les décerner aux deux compères.
Alors tu vas me dire que claquer dans un texte la ville d’Innsmouth, l’université Miskatonic ou des divinités dont le nom ressemble à un tirage foireux au Scrabble est à la portée du premier scribouillard venu. Oui-da, que je te répondrai comme ils disent dans les vieux bouquins. Des bronzes inspirés par Lovecraft, il s’en coule plus que de migrants en Méditerranée (remake IRL de Ceux des profondeurs à 20000 figurants qui passionne moins les foules que GoT). Alors oui, c’est facile de lovecraftiser à la va comme je te pousse et je connais quelques auteurs qui mériteraient qu’on leur coupe les mains pour leur passer l’envie d’écrire et les pieds pour être raccord avec ma phrase suivante. Bloch et Leiber, eux, sont des pointures.
Ceux des profondeurs et Retour à Arkham se rattachent à l’œuvre de Lovecraft sans chercher à se faire passer pour du Lovecraft. Au lieu d’un pastiche sans âme de moine-copiste, leurs auteurs pondent leurs propres romans, où les références font sens et ne servent pas qu’à clamer “regardez, j’ai lu Cthulhu, je suis super balèze”.
Les deux ouvrages sortent presque en même temps, 1976 pour Leiber, 1978 pour Bloch. Bob est d’ailleurs mentionné page 55 par Jo la Fritz, via un certain Robert Blake. Lovecraft avait tué Blake dans Celui qui hantait les ténèbres pour se venger gentiment de Bloch qui l’avait buté dans Le Visiteur venu des étoiles. Après on se demande pourquoi les gouvernements autoritaires mettent les auteurs en prison… Ces gens passent leur temps à s’assassiner pour de faux. Des fous dangereux, je vous le dis !
Dans Ceux des profondeurs, Leiber part sur une base de pastiche classique. Le récit se présente comme un manuscrit retrouvé dans une maison en ruine, un topos chez Lovecraft et ses épigones. Une nouvelle de Robert Bloch va jusqu’à s’intituler Manuscrit trouvé dans une maison abandonnée, ça annonce la couleur (tombée du ciel) dans la catégorie lovecrafterie récurrente.
Schéma habituel : le narrateur explique de façon hyper posée et tranquille qu’il lui reste peu de temps avant de se faire pulvériser par une bestiole épouvantable (ce flegme !…) et qu’il a décidé d’occuper ses dernières heures à raconter sa vie à coups de longues phrases noyées sous un déluge d’adjectifs, voici son histoire sans le poum poum final de New York Unité Spéciale.
J’avoue n’avoir jamais accroché à cet artifice littéraire, pas plus qu’à son équivalent cinéma, le found footage. Impossible de croire une seconde à ce procédé du vrai faux truc authentique créé de toutes pièces. Après, peut-on reprocher à un artifice d’être artificiel ?… Vous avez quatre heures, perso j’ai autre chose à glander que me perdre en questionnements débiles.
Et le narrateur, donc, de coucher son histoire sur le papier. Nonante pages. En quelques heures. À la plume. Quiconque s’est déjà servi d’une plume – et j’en suis – applaudira l’exploit. Ce poignet d’acier bat tous les records de vélocité et d’endurance, mieux qu’un clavier et un traitement de texte !
Sur le détail de l’histoire, je te renvoie au bouquin. Je suis chroniqueur, pas recopieur de romans.
La lecture demande une connaissance de l’œuvre de Lovecraft sans la nécessiter pour autant. Je m’explique. Si tu as lu Lovecraft, tu capteras les multiples références explicites aux entités et créatures (Azathoth, Dagon, Cthulhu, Nyarlathotep), ouvrages fictifs (Necronomicon), lieux réels (l’Antarctique des Montagnes Hallucinées, l’Australie de Dans l’abîme du temps) ou imaginaires (R’lyeh, Innsmouth, Y’hanthlei, Arkham, l’université Miskatonic), personnages (Wilbur Whateley et Henry Armitage de L’Abomination de Dunwich, Randolph Carter du Cycle du rêve, Georges Gammell Angel de L’appel de Cthulhu, Edward Pickman Derby du Monstre sur le seuil), idem les références implicites (i.e. ce qui se trame sous la maison du narrateur n’est pas sans rappeler la nouvelle Les rats dans les murs). Et encore, je ne cite pas tout, parce qu’il y en a beaucoup beaucoup, pour ainsi dire la totalité des écrits de Lovecraft et de l’univers étendu de Cthulhu (mention des chiens de Tindalos, inventés par Frank Belknap Long dans la nouvelle éponyme et repris par Lovecraft dans Celui qui chuchotait dans les ténèbres).
Si tu n’as pas lu Lovecraft, l’intertexte va te passer au-dessus, merci La Palice. Soyons clair, tu perds une bonne moitié de l’intérêt du roman. Cela dit, ne pas capter les allusions n’empêche pas de comprendre le récit et l’histoire d’horreur fonctionne quand même.
Elle suit un développement classique. Le narrateur raconte le début de sa vie, normale dans les grandes lignes, avec juste quelques bizarreries sans conséquences (pour le moment), glissées çà et là comme autant d’indices. Ensuite, un cran au-dessus des excentricités pittoresques, poignent des trucs aussi chelous que la conjugaison du verbe poindre. La trame horrifique se met en place quand on relie ces signes disparates. De machins étranges en bidules mystérieux, le narrateur commence à se poser des questions sur la réalité de ce qu’il voit/entend/ressent, dans une ambiance d’entre-deux propre au fantastique. Vient enfin la confrontation avec l’horreur et la révélation finale qu’on va tous crever dévorés par des monstres innommables et périphraseux (au hasard, ceux des profondeurs).
Texte lovecraftien sur la forme, Ceux des profondeurs l’est aussi sur le fond. On y retrouve les thèmes chers à HPL, les couleurs irréelles et hors du prisme, l’architecture bizarroïde, le mélange de surnaturel et de science-fiction, les rêves comme accès à une autre dimension de connaissance du réel, une vision du monde si nihiliste qu’elle redéfinit la notion de pessimisme… Ce court roman témoigne d’une connaissance et d’une compréhension rares du mythe de Cthulhu.
La vraie question à se poser est la suivante : jusqu’ici, on se situe dans la copie carbone, qu’est-ce qui différencie ce texte de ceux de Lovecraft ? Où est la touche Leiber ? Ceux qui ont répondu “dans ton cul” ou “je n’ai pas de touche Leiber sur mon clavier”, vous sortez.
Si le récit est écrit avec sérieux (on parle quand même d’un auteur cité par Stephen King et Terry Pratchett comme une de leurs influences), Leiber ne se prend pas au sérieux. Chez lui, l’écriture est un jeu, qu’il aborde avec recul, sans prise de tête ni melon surdimensionné, il le prouve tout le long de son livre (voire de sa bibliographie complète).
Chez Lovecraft, on croise du Grand Ancien à la pelle (de Cthulhu). S’il est un Grand Absent dans son œuvre, c’est l’humour. Par chance, Leiber a un peu plus le sens de la rigolade. Certains passages de Ceux des profondeurs présentent un aspect si hénaurme que je me demande s’il faut les prendre au premier degré ou s’ils flirtent avec la parodie.
Une certitude, le narrateur sent la vanne à plein nez. Georg Reuter Fischer incarne le double de Leiber : le même Reuter en deuxième place, prénom et nom de famille germaniques. Premier clin d’œil, Leiber a connu IRL un Harry Otto Fischer, qui est une des sources d’inspiration de son Souricier gris. Second clin d’œil, le choix de CE nom dans CE contexte. Pour ceux qui n’ont pas collaboré avec les Allemands lors de la dernière guerre mondiale, Fischer signifie pêcheur dans la douce langue des vert-de-gris. Quand on sait la place qu’occupent dans l’œuvre de Lovecraft la mer, les ruines sous-marines et les bestioles mi-ichthyeuses mi-batraciennes, y a de quoi se rouler par terre de rire. Enfin, ça fait sourire, quoi.
Même topo concernant le quotidien de Fisher qui sur certains aspects respire le second degré. Le coco a de quoi vivre sans bosser et occupe son temps libre à baguenauder par monts et par vaux, dormir douze heures par nuit et écrire des poèmes. Bref, un écrivain, l’incarnation de la glandouille et du dilettantisme dans l’imaginaire collectif (la réalité est “un peu” différente).
En moins jovial, le prologue t’annonce que le manuscrit a été découvert le 16 mars 1937, le lendemain de la mort de Fischer. Or, le 15 mars 1937, qui c’est qui a mouru ? Lovecraft himself. Le genre de “coïncidence” et de “comme par hasard” qui mériterait un épisode d’Alien Theory.
Sur Lovecraft, Leiber s’est fait plaisir en enchâssant les incarnations. Son double de papier Fischer possède certains traits de Lovecraft. Sa santé chancelante, par exemple, ferait passer Elric de Melniboné pour un modèle de corpore sano où ranger du mens sana à foison. Sa poésie imbitable renvoie l’écho des Fungi de Yuggoth et autres poèmes fantastiques (quand on les a lus, on comprend pourquoi Lovecraft est connu pour sa prose plus que pour ses vers). Cet hybride Leiber/Lovecraft va rencontrer Albert N. Wilmarth, personnage de Celui qui chuchotait dans les ténèbres, utilisé ici comme doublure de Lovecraft. La correspondance entre Wilmarth et Fischer, le “rôle d’un mentor professionnel” du premier envers le second sur les questions d’écriture, ces éléments relèvent de l’autobiographie. Là-dessus, Leiber réalise un triple combo, puisque Wilmarth va conseiller à Fischer de lire des nouvelles parues dans un magazine pulp, Weird Tales… et écrites par un certain Howard Phillips Lovecraft.
À ce niveau de mise en abyme, la fosse des Mariannes peut rougir de honte devant sa propre petitesse.
Là où beaucoup ont tendance à refaire du Lovecraft à l’identique, Leiber apporte sa touche personnelle en osant le changement. Bouh le vilain ! ne manqueront pas de s’écrier les gardiens du temple. Souhaitons-leur une mort lente et douloureuse et revenons à nos shoggoths.
Plutôt qu’une énième visite de la Nouvelle-Angleterre, Leiber plante son décor en Californie. De l’est à l’ouest, de l’humidité à la sécheresse, de la forêt ombragée aux champs de caillasse recuits par le soleil. Fini de barboter dans la flotte au large de Boston la traditionnelle, la thématique sera chtonienne aux abords de Los Angeles l’avant-gardiste. Paf ! Après, rassure-toi, la senteur marine figure au programme des réjouissances : le Pacifique est à portée de main et de tentacule.
J’ai apprécié que Leiber instaure une certaine distance par rapport au cadre habituel de Lovecraft et de ses descendants littéraires, dont beaucoup ont oublié le concept d’horreur cosmique, soit une échelle bien plus vaste que le confetti du Rhode Island. Si Leiber cite l’ensemble des patelins visités par les nouvelles de Lovecraft, il insiste dans le texte sur leur éloignement. Le Massachusetts, le Vermont, Providence font figure de bout du monde.
Au-delà des 270 000 références, je me demande s’il n’est pas là, le principal hommage de Ceux des profondeurs. Sortir le mythe de Cthulhu du canon sans le dénaturer pour autant. Prolonger en la nourrissant l’œuvre qui l’a nourri.
Est-ce le roman de l’année ? Non. Est-ce LE roman de Leiber ? Non. Et faut pas être allergique au style vieillot et surchargé. Mais sans s’imposer comme une œuvre majeure, Ceux des profondeurs mérite qu’on y jette un œil. Parce que l’hommage estampillé “du Lovecraft sans en être” est réussi. On peut même imaginer un quiz ou un jeu à boire autour des références à découvrir dans cette centaine de pages (je sens qu’il va y avoir des comas éthyliques…).
À mon avis, pas le titre le plus indiqué pour démarrer, mais après tout, ça peut être une occasion d’entrer dans Lovecraft ou Leiber par la petite porte. Je parle bien sûr de leur œuvre littéraires, pas de leurs fesses, vu qu’ils sont morts. Encore que… Entre Lovecraft qui a bossé sur la nouvelle Le nécrophile de son pote Clifford Martin Eddy et Leiber qui te parle d’une “absolue union charnelle” entre le père de Fischer et sa dulcinée morte et enterrée… hein… je me dis qu’on pourrait bien voir Cthulhu tourner dans le prochain Jacquie et Michel.