Fight Club
Chuck Palahniuk
Folio SF
Quand le poète t’invite au voyage, Fight Club envoie bouler les tour operators.
Fight Club, c’est l’histoire d’un mec, en moins drôle que quand c’est Coluche qui raconte mais aussi jubilatoire.
Le narrateur n’a pas de nom. Il a une vie de merde. La même que 99% de la population. Sa vie se résume à un métaphorique ramassage de savonnettes dans une douche de prison, son quotidien l’emmerde, son taf l’emmerde. Pour soigner ses insomnies, il se retrouve à fréquenter des groupes d’entraide qui ne le concernent en rien. Plus tard il croisera Tyler Durden, qui est tout ce qu’il n’est pas, un type libre dans sa tête (comme Diego). Ensemble, ils fondent le fight club, un club de combats clandestins. On ne doit pas en parler.
Motus.
“Laisse-moi te parler de Tyler. Tyler dit : les choses que tu possèdes finissent toujours par te posséder. C’est seulement après avoir tout perdu que tu es libre de faire ce dont tu as envie. Le fight club t’offre cette liberté.
Première règle du fight club : Tu ne parles pas du fight club.
Deuxième règle du fight club : Tu ne parles pas du fight club.
Tyler dit que chercher à s’améliorer, c’est rien que de la branlette. Tyler dit que l’autodestruction est sans doute la réponse.”
Fight Club ou le constat d’échec de la société moderne. Un roman de l’aliénation dans les deux sens du terme. Je ne parlerai pas du fight club second sous peine de spoiler le coup de théâtre du bouquin. Le premier relève de la critique sociétale. Travail aliénant résultat d’un chantage au salaire… société de consommation où tu es moins ce que tu manges que mangé par ce que tu as… conventions qui te brident et te brisent, t’obligent à être ce qu’on attend de toi plutôt que toi tout court. Bienvenue dans un monde merveilleux, le nôtre.
Nul ne sera étonné que le roman soit sorti en 1996, quand les Trente Glorieuses paraissent loin et les lendemains qui chantent encore plus. Si la société de consommation a été critiquée depuis sa naissance, les années 1990 marquent un tournant dans la contestation, celui de la désillusion. Fight Club aurait pu être chanté par Nirvana.
“Je vois une génération entière de pompistes, de serveurs, d’esclaves en col blanc. La pub nous pousse à courir après des voitures et des fringues, on fait des boulots qu’on déteste pour se payer des merdes qui nous servent à rien. On est les enfants oubliés de l’Histoire, on n’a pas de but ni de vraie place. (…) La télévision nous a appris à croire qu’un jour on serait tous des millionnaires, des dieux du cinéma ou des rockstars, mais c’est faux, et nous apprenons lentement cette vérité. Et on en a vraiment, vraiment, plein le cul.”
Fight Club ou la révolte nihiliste. Pour lutter, il n’y a pas trente-six solutions : tout faire péter. En tout cas, dans l’optique du bouquin qui est une œuvre de fiction, je le rappelle, et qui va au-delà d’une bête incitation à la sédition pulvérisatrice. Le cantonner à un manifeste glorifiant les revendications à coups de bombe revient à donner dans le contresens.
Le roman se prête aux interprétations multiples sans qu’une soit plus valable qu’une autre. Chacun y verra le message qui lui parle, puisque Palahniuk s’abstient de trancher. On dit souvent de Fight Club qu’il s’agit d’un livre (et ça vaut pour le film) ambigu. Oui et non. Déjà, le terme, dans la bouche des critiques, est un euphémisme pour “œuvre à message négatif”. Négatif étant bien sûr à prendre dans le sens “pas politiquement correct, parce que susceptible d’amener les gens à réfléchir et (se) remettre en question”. Ambigu sonne mieux parce que plus court et moins explicite, une facilité… Ensuite, la relation entre les duettistes du fight club comporte autant d’adéquation que d’opposition. Des arguments et des contre-arguments, variables au gré des prises – ou crises – de conscience du narrateur. Au lecteur de faire son choix. Rien d’ambigu, juste un roman ouvert qui ne te mâche pas le travail et t’oblige à mouliner des méninges. Enfin, il n’y a d’ambiguïté que si on le lit au premier degré : l’histoire d’un type qui veut tout faire péter ou pas. Faut voir plus loin – ce qui, soit dit en passant, est un message du roman.
Le narrateur pourrait être n’importe qui, à commencer par le lecteur. On se glisse sans peine dans ses pompes. Sa situation initiale est celle de millions de personnes écrasées par un quotidien insipide. Que nous apprend sa trajectoire ? Ses insomnies sont une métaphore de cette société anthropophage qui le bousille et l’étouffe : il n’a plus de rêves au propre comme au figuré. Ses errances dans les groupes de soutien puis son entrée dans le fight club marquent une volonté de tisser du lien social. Sortir du troupeau tout en trouvant sa place dans un groupe, échapper à la solitude causée par un individualisme forcené tout en affirmant son moi, voilà la quête d’identité dans laquelle il se lance.
Dans notre société intolérante à tout autre modèle que le sien si parfait (sic), s’affranchir relève de la gageure. La démarche demande de se secouer et de se coller des baffes, une violence sur soi très littérale ici. Le cercle du fight club officie comme une antichambre cathartique qui achève de te démolir. Table rase, reconstruction, tout ça, tout ça. Des rapports bruts, directs, qui t’obligent à oublier ton petit confort de vie et abandonner le superflu. Revenir à l’essentiel.
Derrière la clandestinité, la violence, la folie individuelle contre un monde qui marche sur la tête, le roman offre au choix une dystopie, une prophétie ou une synthèse historique. Le fight club s’apparente à un mouvement de résistance contre l’ordre établi avant de basculer vers l’insurrection armée. Soit des révolutionnaires ou des terroristes, selon de quel point de vue on se place. Tu noteras que les sociétés en crise, sur le déclin ou décadentes – sémantique d’historien ou de moraliste – se réforment rarement en douceur. Encore moins en l’absence de volonté de changement en profondeur, quand les dirigeants se contentent de bricolages superficiels aussi efficaces que du mercurochrome sur une fracture ouverte. Sauf qu’avant, les mouvements et leaders révolutionnaires avaient un idéal, un projet ou au moins une vague idée de ce qu’ils voulaient mettre à la place de l’ancien régime. Démocratie, communisme, fascisme, ce ne sont pas les idées bonnes ou mauvaises qui manquaient. Mais aujourd’hui le désenchantement est roi et lui, on aura du mal à le guillotiner. La prochaine révolution majeure semble partie pour déboucher sur l’anarchie la plus totale – à prendre ici dans son sens de foutoir absolu. Chaos, confusion, savon. Les deux premiers, sûrs.
Palahniuk en est conscient, témoin le revirement du narrateur. Le fight club échappe à son créateur, parce qu’il porte en lui une forme d’idéologie – l’anarchie – donc les germes d’une dérive sectaire. Parce que le no future ne peut le conduire nulle part, à l’image du mouvement punk qui n’a pas tenu cinq ans avant que l’industrie de la mode ne récupère ses codes vestimentaires. Dans le même temps, cette créature qui n’obéit plus à son créateur symbolise la contestation souterraine qui, le jour venu, sera impossible à juguler.
La fin du film est à mon avis meilleure que celle du bouquin. Plus réaliste face à l’inéluctabilité de ce qui nous attend. On y assistera en spectateur comme le narrateur, ou en acteur comme Tyler. Une fin ambivalente, l’un provoque la fin d’un monde quand l’autre le regarde s’effondrer. Manière de dire que tout s’écroulera quoi qu’il arrive. Cf. le krach de 1929 où personne n’a eu besoin de faire sauter des banques. Le système financier actuel, comme celui de l’époque, est une bombe à retardement dont il a lui-même assemblé les composants. Combien de temps crois-tu qu’un système basé sur la consommation peut tenir face à une paupérisation galopante ? Paris ouverts…
Alors Fight Club, un excellent roman et un film culte, deux œuvres dont on ne peut faire l’économie par les temps qui courent.
J’en retiens de ne pas céder aux sirènes du consumérisme, d’être soi, de se battre… et de stocker du savon.
(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)