Les Disparus de l’A16
Maxime Gillio
Ravet-Anceau, J’ai lu, France Loisirs
Aujourd’hui, je peux l’avouer : Virginia Valmain m’a dépucelé de Gillio.
Des livres et des auteurs qui ont marqué mon parcours de lecteur, j’en compte un paquet. Des qui ont pesé, pour lesquels on peut parler d’un avant et d’un après, moins déjà. Céline of course, que je cite à tout bout de champ, Stephen King, Philip K. Dick, Lovecraft, Tolkien, Mishima, Pratchett, Dard, Machiavel, Glen Cook, Frank Herbert, Pinguet, Moorcock, Colize, Bordage… Et Gillio.
J’aime ce mec, voilà, c’est dit. Je veux me marier avec lui quand je serai grand.
Je suis tombé dedans le jour où un pote m’a offert la première édition des Disparus de l’A16. Depuis je carbure au régime Gillio, un autre genre d’ascèse.
Il écrit bougrement bien, l’enfoiré. Et se paie le luxe de faire du Gillio même quand il change de registre ou de genre. Si la tanche en maths que je suis devais n’en conseiller que deux : Manhattan Carnage, La Fracture de Coxyde et Batignolles Rhapsody (auxquels s’ajoutera bientôt Rouge armé, mais c’est une autre histoire).
Et Les Disparus de l’A16 là-dedans ? Oh, celui-là, je ne vous le conseille pas, je vous l’ordonne !
Evacuons d’entrée l’évidence : Les Disparus de l’A16 est un hommage à Frédéric Dard, le papa de San-Antonio (et de Patrice qui poursuit ses aventures). Ce n’est pas Mère-Grand, pendant féminin de l’inénarrable Bérurier, qui prétendra le contraire.
On sait Gillio friand de Sana, spécialiste même du sujet. Il aurait pu se contenter d’un San-Antonio-like, un pastiche avec deux glaçons s’il vous plaît. Mais non il dépasse l’ersatz et livre un hommage, authentique et juste, avec une œuvre personnelle dedans.
Au premier degré, Les Disparus de l’A16 se classe dans la catégorie polar rigolo. Y en a pour tous les goûts. De la caricature, de l’hénaurme… du gros, du gras, du qui tache, bien gaulois comme nos ancêtres… du fin aussi à travers quelques clins d’œil et références glissées en loucedé… Tordant, tu t’y gondoleras comme deux tourtereaux à Venise.
Tu vas peut-être m’objecter que la parodie relève de la facilité. Eh non, mon bon. Enfin, si, elle peut. Là où tu penses Scary Movie et coussin péteur, je te réponds Pratchett et Disque-Monde. Crois-moi, entre annales et pétomanie, le chemin est plus long qu’il n’y paraît.
On sent dans cette fête du slip à tous les étages une patte digne des Nuls ou des Monty Python. Ainsi qu’une grande maîtrise du délire pour éviter le nawak sans queue ni tête si cher aux acrotomophiles.
J’allais dire que la partie polar n’est qu’un prétexte. Minoration malvenue. La recette des Disparus contient du vrai polar dedans. Une histoire avec un début, un milieu et une fin, voilà qui plaira à Aristote et Perceval. Il y a des méchants et des gentils, comme dit la chanson, et un joli petit lot – en plus de la plantureuse Virginia – de péripéties, tensions et coups de théâtre. Pas “génial”, pas une “révolution” du genre, mais bien mené et bien ficelé sur la base d’une idée intéressante… expliquée par le menu dans le dénouement, donc motus sous peine de spoil. L’ensemble tient debout, atteint son objectif et remplit son contrat auprès du lecteur. Là où d’autres se perdent dans la déconne à pleins tubes et oublient la notion centrale d’un roman… à savoir le roman.
Un “vrai” roman policier donc.
Mais pas que…
Parce que oui, le versant polar est un prétexte, je maintiens, persiste et signe. Pas juste pour déconner à coups de scènes cocasses, calembours à deux ronds et festival de vannes. Les Disparus relève, comme on dit en langage technique, d’un “putain de travail d’auteur”. Mon premier, Maxime le saltimbanque, travaille main dans la main avec mon second, Gillio le lettré. Mon tout est un écrivain.
Ce bouquin m’a laissé sur le cul, tel un goret se fracturant le Coxyde.
Deux points à souligner :
Ça, c’est fait.
Dune, pour citer Paul Atréides, on sent que le père Gillio s’est fait plaisir au plan stylistique. Un aspect auquel je suis très attentif, on l’aura compris. Je me suis régalé. A fond la forme !
Gillio, c’est le genre de type qui boirait un bidon d’essence pour pisser sur ton feu de camp peut te caser dans le même paragraphe une contrepèterie comme “la muse m’habite” et une référence aux Oraisons funèbres de Bossuet, évêque de Meaux et de mots. A convoquer et enfiler ainsi les Anciens et les Modernes, jusqu’aux plus contemporains, Max la Menace organise ce qu’il faut bien appeler la plus grande partouze littéraire depuis l’invention de l’écriture. Sans exagérer. A côté, L’Iliade et sa kyrielle de super-héros, ou encore le film 500人SEX!!, feraient figure d’allégories sur la solitude.
Tu me demandes où est le style là-dedans ? Sans rire, tu ne vois pas ?… Je te répondrais bien qu’il est dans ton cul. Pas très classe, convenons-en. Avec toute la retenue et la finesse qui caractérisent l’homme de goût, que te dire sinon que je te trouve bien con de ne pas capter ce qui saute aux yeux. La rupture, bonhomme.
Ce bouquin rompt pendant que tu te plies de rire. Gillio part de San-A pour glisser sur son propre terrain et faire du lui-même, s’éloignant du même coup de son Maître… tout en respectant son héritage. Des ruptures dans la ruptures. Quand la muse l’habite, il te cite Shakespeare… et quand la bite l’amuse, il dégoise sur Curly – tu comprendras en lisant. Et même dans le gras, il évite la vulgarité facile.
Un exemple ? Ok, bon prince, cadeau de la maison, hop. Le légiste. Le docteur Roger Bine est un joyeux toubib, que l’amour du théâtre et des beaux vers imbibe. Il s’exprime en alexandrins (comme je viens de le faire). Or là, dirait Maupassant, on nage en pleine rupture. Dans le polar, genre du réalisme par excellence, on ne croise pas des masses de gus au phrasé cornélien. Rupture encore dans le choc des mots et de la forme. “Depuis bien trop longtemps que nous nous sommes vus, vous retrouver enfin ici me troue le cul.” Tournure assez rare dans le théâtre classique, qui se posait là dans la catégorie “coincé de l’oignon”. Rupture dans la rupture enfin, puisque je cite là le seul gros mot (haaaan, vilain…) que Bine parviendra à caser. La rime finale de ses interventions sera chaque fois torpillée pour recadrer le texte et rester in fine conforme aux règles de bienséance. Bel exemple d’ouroboros, les amateurs d’auto-fellation ophidienne apprécieront.
J’appelle ça de la haute voltige.
Un dernier mot avant de te lâcher la grappe. Les Disparus t’embarque pour un voyage loufoque dans les univers diégétique et extradiégétique. La croisière t’amuse, sans doute plus que ces mots barbares. Jamais à court d’idées, Gillio joue sur les codes, du polar, du langage, de l’écriture… Il les prend, les retourne et les met contre le mur à la manière d’une Thérèse (des quais roux).
Clichés, formules toutes faites, expressions plus éculées que Roxy Raye, tout passe à la moulinette gillienne. Sachant que le bonhomme est un correcteur pointilleux, j’imagine son calvaire devant des manuscrits qui les emploient au premier degré… Mon pauvre, je compatis…
Quand le polar repose souvent sur le suspens, Gillio n’hésite pas à spoiler la suite de son bouquin. Il te parle aussi des figures imposées, par exemple qu’à tel chapitre c’est le bon moment pour une révélation qui maintiendra l’attention du lecteur. Idem les grosses ficelles scénaristiques, la magie de la technologie sauce Les Experts, les renvois aux autres volumes de la série comme autant de messages publicitaires subliminaux… Gillio s’impose comme le grand patron d’une “immense entreprise à se foutre du monde”.
Jusqu’aux personnages qui soulignent eux-mêmes leur condition de personnages, discutent entre eux de la façon dont le lecteur va percevoir telle ou telle astuce, quand ils ne s’adressent pas directement à lui. J’aime beaucoup l’expression “briser le quatrième mur” issue du théâtre. Pour le coup, Gillio nous le brise menu. Avec le tour de force de conserver une grande fluidité et une certaine retenue : les artifices sont à la fois soulignés et intégrés au récit.
Un feu d’artifices dans les deux sens du mot.
En relisant Les Disparus à l’occasion de la réédition, j’ai beaucoup pensé au film The Frame sorti en 2014, axé sur la notion de personnage dont l’espace de vie est limité par le cadre de l’écran et le diktat du scénario. Moins exubérant, aussi excellent. Les deux vont de pair (le premier qui dit “comme les couilles”…), chacun à sa façon.
La rigolade immédiate suscitée par le texte de Gillio ne doit pas occulter une dimension plus profonde sur l’écriture, la lecture, la littérature. Tout ça, au fond, c’est du bidon… Et en même temps…
En attendant une hypothétique adaptation ciné avec Jenna Jameson dans le rôle titre, je conclurai à la manière de Bine :
Je donne en ce quatrain dans le style à Gillio,
Mais piètre écrivaillon me viande comme un veau,
Naviguez sur l’A16, cherchez les disparus,
L’accorte Virginia vous offrira son cul dû.