Charlie
Stephen King
J’ai Lu
Étudiants fauchés, Andy et Vicky participent à un programme gouvernemental pour gratter quelques ronds. Lui en sort avec un pouvoir de suggestion, elle de télékinésie. Ils se marient et ont une fille, Charlie, qui développe un talent pour la pyrokinésie plutôt qu’hériter des pouvoirs de ses parents, parce que fuck la génétique et la logique, on ne s’encombre pas avec des détails aussi triviaux quand on est Stephen King.
Charlie est le roman cousin de Carrie en ayant le bon goût de ne pas le répéter en dépit d’une quantité notable d’éléments qui se répondent. Nous sommes en 1980, King est encore au top de sa forme, bien avant son bug de l’an 2000 et les daubes qui s’ensuivent comme Cellulaire ou le pétomane Dreamcatcher. On peut aussi rapprocher Charlie de la nouvelle Tout est fatal, qui voit un type avec un pouvoir paranormal bosser pour une agence mystérieuse.
Deux jeunes filles, chacune avec un pouvoir psychique et le monde entier sur le dos : des jumelles de papier. Pas tout à fait identiques, cela dit, pas mal de choses étant inversées d’un bouquin l’autre. Le père de Carrie est mort, quand c’est la mère de Charlie qui a cassé sa pipe. Carrie est en bisbille avec sa mère, là où Charlie est proche de son père.
Dans un cas comme dans l’autre, la critique sociale est au rendez-vous, mais avec des cibles différentes. Dans Carrie, il s’agissait du milieu scolaire, de la violence familial et du fanatisme religieux. Dans Charlie, King s’attaque aux institutions américaines, en particulier aux agences gouvernementales.
Charlie, c’est roman de la parano. L’ambiance condense trois décennies d’histoire américaine pas très reluisante.
Entre 1950 et 1954, le maccarthysme voit une chasse aux sorcières s’abattre sur le pays pour se débarrasser des communistes et des homosexuels. L’Amérique s’attaque à ses propres citoyens, et vas-y que ça dénonce, fiche, licencie, incarcère, ostracise à qui mieux-mieux dans l’arbitraire le plus total sur fond de parano à tous les étages, avec pour résultat plus de dégâts sur la société américaine que la menace que les trois communistes et demi du pays faisaient soi-disant peser sur la nation.
Dans les années 50-60, le mouvement des droits civiques des Noirs Américains voit quantité d’organisations infiltrées par le FBI qui se lâche tranquille sur les méthodes gestapistes avec l’aval du gouvernement. Les agents fédéraux se feront bien plaisir aussi pendant la guerre du Vietnam avec les pacifistes et activistes à garder dans le collimateur (et à tabasser un peu aussi, parce que c’est la raison d’être des forces de l’ordre).
Guerre froide oblige, le complexe militaro-industriel en profite pour faire des siennes avec toutes dérives imaginables que peuvent supposer les collusions d’intérêts publics et privés, surtout quand il y a des sommes colossales en jeu (et le moyen au passage d’en engourdir une partie dans ses fouilles, ni vu ni connu). Lobbying, corruption, pressions, programmes secrets clandestins, expériences délirantes (MK-Ultra)…
Le gouvernement n’est pas en reste, déjà parce qu’il cautionne tout ce que je viens de décrire, mais en plus il cultive ses propres conneries à lui, avec un art consommé de l’excellence quand il s’agit de chier dans la colle, doublé d’un talent formidable à se faire gauler avec le froc sur les chevilles. L’exemple le plus connu est le scandale du Watergate (1972-1974), qui ne sera jamais que la cerise pourrie sur le gâteau de la crise de confiance du peuple américain. La confiance, elle était bien écornée avant. On citera la publication des Pentagon papers en 1971 qui révèle que les troupes américaines ont été engagées au Vietnam bien avant la date officielle annoncée par le gouvernement comme étant la vérité vraie, croix de bois, croix de fer. Déjà que le conflit divisait les Américains bien comme il faut, la couche de mensonges du gouvernement n’a rien arrangé.
Mais c’est la CIA qui décroche le pompon loin devant les autres. Véritable État dans l’État, elle mène quantité d’opérations dans son coin, jusque sur le sol américain où elle n’est pas censée intervenir. Tout ça, sans prévenir personne. La gestion de la question cubaine par la CIA laisse rêveur : des liens très forts avec la mafia italienne qui a de gros intérêts sur l’île, le fiasco de la baie des Cochons (1961), la préparation d’un plan fou pour déclencher une guerre et justifier une invasion de l’île (impliquant entre autres de commettre des attentats contre des citoyens américains aux États-Unis même), yolo !
Charlie synthétise à travers la Boîte, une agence gouvernementale fictive (mais pas tant que ça), trente ans de mensonges, de violence d’État, de méthodes criminelles, de libertés individuelles utilisées comme paillasson. Le roman cristallise la défiance des Américains envers le gouvernement et les agences en roue libre, plus dangereuses pour les citoyens que les menaces qu’elles sont censées combattre, faute de contrôle et de limites à leur pouvoir, dont elles abusent au-delà de toute mesure.
On l’aura compris, lire Charlie “à vide”, c’est bien. En ayant pas mal de connaissances sur la politique intérieure et extérieure des États-Unis, c’est mieux. Indispensable pour saisir toute la portée du texte et du sous-texte. Sinon, c’est juste une belle histoire de pouvoirs magiques, certes pas mal fichue avec son utilisation pertinente du flashback et son excellente gestion du suspense même si pas dépourvue de quelques longueurs, mais on passerait à côté de l’essentiel : la critique féroce de King à l’égard des instances de son pays et à travers elle la crise de confiance de tout un peuple envers ceux qui le gouvernent.