Criminal Loft
Armelle Carbonel
Milady
“Une bombe. Un chef d’œuvre. Une révélation.” dixit la couverture de la version poche chez Milady.
Comme on a dit “pas de taunt sur l’orthographe”, je ne relèverai pas l’absence de trait d’union à chef-d’œuvre (note pour le correcteur : n’empêche qu’il en faut un).
Un terme pour le coup excessif. L’Odyssée est un chef-d’œuvre, La Divine Comédie, Hamlet, Frankenstein, Les fleurs du mal, Voyage au bout de la nuit, Dune… On peut citer trois-quatre cents titres à tout casser sur l’ensemble de la littérature mondiale. Le chef-d’œuvre est par définition rare, il n’en sort pas douze par mois comme on le lit partout (chiffre auquel s’ajoutent les douze claques mensuelles, autant de bombes, OVNIs, pépites, petits bonbons, livres de l’année et autres bouquins du siècle).
À un moment, faut se calmer sur l’excès dans le superlatif et la dithyrambe. Il en fleurit dans tous les sens (ce qu’on appelle une recrue des sens), ça ne rime plus à rien.
Le pire, c’est que le jour où il en sort un vrai, de chef-d’œuvre, il passe inaperçu parmi les vingt-cinq mille milliards d’usurpateurs du titre, faute de pouvoir le démarquer avec un terme qui n’a pas été galvaudé.
Là, tu vas me dire, on s’en fout, c’est un argument marketing. Sûr qu’on s’en fout ? Quand on t’annonce un chef-d’œuvre, tu t’attends à…? un… un ch… un chef-d’œuvre, voilà, bonne réponse. Sacrée promesse quand même ! Pas évidente à tenir. Au moindre défaut, tu te sens floué. La déception par rapport aux attentes fait que même un bon livre te paraîtra très moyen à l’arrivée. Pire, tu risques de laisser tomber l’auteur et ses autres bouquins. Dommage pour lui, surtout qu’il n’est pas responsable de la promo ni des envolées des uns et des autres.
Après, je gueule, je gueule… Étant rétif à la pub sous toutes ses formes, je ne suis pas du genre à me faire enfler par les mentions commerciales, bandeaux tonitruants, lauréat du prix Trucmuche et “roman de la décennie” d’après tel ou tel magazine. Quoi qu’on me balance en tralalas laudatifs sur la couv’ ou en quatrième, je n’y prête aucune attention. Si tu te demandes pourquoi ce laïus alors que je suis hermétique ce tsointsoin, la réponse est…
Criminal Loft, c’est l’histoire de huit assassins sélectionnés pour participer à une émission de télé-réalité. À défaut de loft avec piscine pour tirer un coup, ils sont enfermés à Waverly Hills, un ancien sanatorium réputé comme le lieu le plus hanté des États-Unis (un genre de chef-d’œuvre de la hantise, cinquante coins se disputent le titre). À la fin, il ne peut en rester qu’un. Mais on n’est pas dans Highlander, donc sans épée, la seule solution consiste à convaincre le public de renvoyer les autres candidats dans le couloir de la mort. Le vainqueur ressortira libre.
Sur le papier, ça sonnait bien. À la lecture moins.
Côté bons points, le style de Carbonnel est efficace et rend très bien ce qui se passe dans la tête du narrateur, John, psychiatre de son métier et tueur en série à ses (nombreuses) heures perdues.
L’auteur s’est abondamment documentée sur Waverly Hills, son passé, son architecture, ses mystères, ses fantômes… L’ensemble est bien rendu et bien utilisé, donnant au loft un corps et une personnalité. Au point, que ce vieil hosto est devenu mon personnage préféré.
Le cocktail tueurs en série et baraque hantée concourt à créer une ambiance noire qui tient la route.
Au final, un bouquin avec de bonnes idées et des choix intéressants. Les deux points forts : le traitement de la psychologie d’un tueur en série et la perte des pédales d’une psyché déjà bien barrée.
Le premier problème, les attentes pas comblées, vient de moi (ou de l’éditeur si on considère que lesdites attentes se fondent pour une bonne part sur la quatrième).
Vu le pitch, j’imaginais le roman plus axé télé-réalité proprement dite. L’aspect huis-clos ne fait pas assez intervenir l’extérieur. Tu me diras, c’est le principe d’un huis-clos. Mais la télé-réalité n’est qu’un faux enfermement, elle joue sur le regard intrusif et omniprésent de l’extérieur vers l’intérieur, via les spectateurs, les quotidiennes, le prime-time du samedi soir.
J’attendais que le bouquin repose sur la critique du divertissement avilissant et débilitant, tant pour les candidats que les spectateurs. Sur ces émissions qui vont toujours plus loin dans la connerie et dans la mise en danger des participants, avec la complicité des annonceurs et des millions de glandus devant leur poste.
Oui, il y en a, de cette critique, mais pas assez, en tout cas moins que ce que j’aurais voulu (et qui est annoncé en quatrième, soit dit en passant). Sans spoiler le détail, Criminal Loft raconte moins l’émission que les tribulations mentales de John, pas inintéressantes mais pas le sujet que j’étais venu chercher.
Rentrons dans les problèmes intrinsèques au bouquin.
L’émission elle-même, puisqu’on en parle, je l’ai trouvée pas réaliste dans certains aspects qui auraient dû l’être. L’Ombre solitaire qui gère tout… Et les producteurs, ils sont où ? les responsables de com’ ? les techniciens ? les équipes de ceci-cela ? Le show fonctionne avec un big boss mystérieux très docteur Gang dans Inspecteur Gadget, deux présentateurs et deux matons. Il manque beaucoup de choses pour rendre l’univers de la télé et du divertissement cheap, cette fourmilière sous coke. Les spectateurs auraient aussi gagné à être davantage présents. Cette soupe télévisuelle ne fonctionne que grâce à leur adhésion.
À l’intérieur du loft, les candidats ne font pas grand-chose, ça normal. La télé-réalité, dans la catégorie exaltation du néant, s’impose comme une valeur sûre. Mais pas à ce point. Pas assez de gugusseries à thèmes, défis débiles, moments de confidence à la caméra… À la place, les personnages passent la moitié du temps consignés ou dans les vapes. L’autre moitié est consacrée à papoter loin des caméras. Hein ? Oui, l’endroit est truffé de caméras, mais ils trouvent toujours des coins peinards pour discuter chaque fois qu’ils en ont besoin, ce qui tue le concept du Big Brother H24. Petite facilité scénaristique qui aurait pu être contournée. Les huit concurrents ont passé quelques années en prison, excellente école de la débrouillardise. Les taulards se montrent très imaginatifs quand il s’agit de truander les règles.
Passons aux protagonistes (cette chronique est un monument de logique, je vais finir par m’en ériger un, de monument – je vous tiens au courant d’un Ulule pour une statue de bibi haute de 144 mètres).
Carbonel a trop bien fait les choses. En soi, rien à reprocher, elle a su leur donner la dimension de salopards qu’ils méritaient. L’Ombre sadique derrière l’émission, les candidats qui sont des ordures finies (pédophilie, meurtres en série, fantasme cannibale, c’est la fête du slip), les matons à la fois serviles et ivres de pouvoir… Une sacrée brochette de fumiers, chacun avec ses particularités et son background. Très bien foutu sur ce point, bravo Armelle.
Mais voilà, ils sont tous atroces au dernier degré. Chez aucun d’eux on ne trouve quoi que ce soit qui permette l’empathie, l’identification, l’attachement. Oui, dans un roman, on peut accrocher à un anti-héros, mais pas à ce niveau d’horreur.
Au final, on n’en apprécie aucun, on les déteste mais pas un plus qu’un autre. Qu’ils vivent ou meurent, au fond on s’en fout, rien ne les rachète.
Là j’arrive au gros défaut de ce bouquin : la narration. Le choix de John. Le pire tueur du lot. Dans un récit à la première personne.
On a donc les souvenirs de John, les fantasmes de John, les interrogations de John sur Waverley Hills. Le procédé tue une partie du suspens – on se doute qu’il ne lui arrivera rien de mortel avant la fin – et renvoie les autres personnages au second plan
Je comprends la volonté immersive. Placer le lecteur dans les godasses de John joue sur deux tableaux : 1) il est dans le loft, on devient spectateur-voyeur aux premières loges ; 2) participer à l’histoire par le biais un monstre est censé créer un malaise chez le lecteur-complice.
Dans mon cas – et pourtant, comme psychopathe, je me pose là – ça n’a pas fonctionné. Comme je n’ai jamais réussi à accrocher au personnage de John, je ne suis jamais parvenu à rentrer dans le roman.
J’ai cherché pourquoi, parce que j’avais vraiment envie de l’aimer ce bouquin.
C’est le point de vue, y a pas. L’impression que le “je” cherchait à me forcer la main pour entrer dans le loft. Le choix de la première personne et du présent ne fonctionne pas, parce qu’il se torpille tout seul à plusieurs reprises. À cause d’effets d’annonce en fin de chapitre, on sent bien que John écrit après coup en utilisant un faux présent (donc autant mettre au passé). Mis en position de narrateur omniscient, son “je” devient factice. À plus forte raison avec l’insert de chapitres à la troisième personne centrés sur l’Ombre. Pour moi, quand le roman propose du FPS, le lecteur ne doit avoir que du “je”, être dans la peau du personnage, donc igorer ce qui se trame hors champ.
Le choix était intéressant dans l’absolu, toujours mieux de faire parler un monstre qu’un gentil propre sur lui. Mais casse-gueule en pratique. Le fait est que j’ai retourné le problème, pas évident à solutionner vu la situation du roman. Le récit à travers un spectateur aurait obligé l’auteur à abandonner l’ambiance Waverly Hills qui n’aurait pas pu passer la barrière de l’écran, c’eût été dommage. Trop extérieur et désincarné, même si ça colle avec l’idée de la vie par procuration via la petite lucarne. Je dirais qu’il aurait fallu alterner les troisièmes personnes entre spectateurs, candidats, Ombre, présentateurs… Jouer sur les différents points de vue et rapports à l’émission. Ce qui aurait en plus rendu possibles différentes identifications aux personnages en fonction de chaque lecteur, et par ce biais, susciter davantage de réflexions sur la télé-réalité.
Bilan mitigé, noyé sous les oui mais non mais si mais non… Déception sur la satire sociale mais bon portrait de tueur en série mais blocage sur la narration mais… La définition même de mitigé.
Ce qui est sûr, c’est que j’aurais préféré quelque chose de plus critique, dans la lignée d’un Robert Sheckley (Le Prix du danger) ou d’un Pierre Bordage (l’excellent Wang).