Noces d’écailles – Anthelme Hauchecorne et Loïc Canavaggia

A long time ago mais pas far far away, vu que j’étais assis dans le même fauteuil que maintenant, j’avais évoqué le projet Noces d’écailles. On n’en était alors qu’aux fiançailles, avant la cagnotte Ulule destinée à pourvoir la bête de sa dot. S’ensuivirent moult tribulations propres à redéfinir la notion de retard dans la publication d’un ouvrage. Comme dit un proverbe médiéval, “mieulx vault chois en la date qu’intenable dædlaÿne”.
Bon an mal an, les épousailles ont fini par avoir lieu quelque part dans un coin perdu du khanat bulgare. Le précieux grimoire vient d’atterrir entre mes blanches mains. Enfin, le moment tant attendu de consommer l’union entre l’œuvre et le lecteur. La nuit de noces propice aux corps qui ondulent, aux rimes profondes et à toutes les turpitudes draconiques.
Et là, t’as pas idée d’à quel point je dois me retenir de remplacer le “a” du titre par un “ou”.

Noces d’écailles
Anthelme Hauchecorne & Loïc Canavaggia

Chat noir

Couverture Noces d'écailles Anthelme Hauchecorne Loïc Canavaggia vouivre dragon éditions Chat noir

Or donc, tels Merlin et Élias de Kelliwic’h, ils sont deux aux manettes de l’ouvrage.
Loïc Canavaggia, illustrateur de talent, grand vainqueur de la palette de Winchester, concepteur de la potion de guérison des pinceaux incarnés, auteur du parchemin Le dessin expliqué aux personnes âgées.
Anthelme Hauchecorne, grand écrivain du Nord, meneur des loups de Lorraine, pourfendeur des âmes de verre, concepteur de la plume de toute-puissance.

De quoi parle Noces d’écailles ? De vouivre.
Qu’est-ce qu’une vouivre ? Un mot parti du latin vipera et passé par 250000 orthographes différentes depuis le fin fond des tréfonds du Moyen Âge. Vu l’étymologie, tu auras compris qu’il s’agit d’un machin à base de serpent. J’emploie “machin” à dessein, parce que la créature varie d’une région l’autre et revêt autant de formes que le terme a de graphies. Grosso modo, on parle d’un maousse serpent volant. Qui crache le feu. Et garde un trésor.
Je ne comprends pas pourquoi à l’époque les dragons n’ont pas déposé plainte pour plagiat. Enfin, maintenant, il y a prescription, tant pis pour eux.
Certaines légendes à base de vouivres l’associent à une figure féminine. C’est le cas aussi du roman de Marcel Aymé, au titre d’une inventivité redoutable : La Vouivre. Des tas de gens très sérieux ont écrit des tas de choses très doctes sur le sujet. Il est question de symbolique biblique (Ève et le serpent qui parle) ou païenne (Terre-Mère représentée par un serpent), et d’énergie sexuelle liée à la démarche ondulatoire du serpent, si tant est qu’on puisse parler de démarche pour un animal rampant. Je ne peux pas dire que ce fatras mystico-universitaire m’ait convaincu.
J’ai mené mes propres recherches pour en arriver à une conclusion beaucoup plus sérieuse que des histoires de serpent qui roulent du cul alors qu’ils sont dépourvus de jambes.
Le point commun entre la femme et le serpent, c’est l’absence de bras.
Eh ouais, ça en bouche un coin, dixit Howard le canard.

La Vénus de Milo et les serpents n'ont pas de bras
La preuve en image. CQFD.

Noces d’écailles s’inspire d’un peu tout ça (sauf le canard, les femmes sans bras et les biographies à la Kaamelott) et surtout d’un conte jurassien mettant en scène une vouivre et un valet de ferme qui lui chourave son escarboucle. Ah ça, ma bonne dame, on ne peut pas faire confiance au petit personnel…
Le récit se présente comme le journal d’Aymeric Jodelet, écrit à partir de l’automne 1345. Aymeric est un peintre alcoolique en indélicatesse auprès du seigneur local. Lâche, volage, irresponsable, monsieur a tout pour plaire. Du début à la fin du bouquin, j’ai prié pour qu’il meure, si possible de façon lente et douloureuse.
Après la gaffe de trop, Aymeric doit mettre les bouts et s’enfuit dans la forêt, où il rencontre Gwybère. Je ne pense pas remporter la médaille du spoiler de l’année en t’annonçant que la vouivre, c’est elle, surtout avec un nom pareil, entre guivre, vipère et wyverne.
S’ensuivent des trucs et des machins qui sont racontés dans le bouquin et que je ne vais pas répéter ici, sinon là, pour le coup, ça reviendrait à spoiler dans les grandes largeurs.

C’est de la belle ouvrage, y a pas à dire mais je le dis quand même.
À défaut de m’identifier et de m’attacher à Aymeric – personnage qui incarne à peu près tout ce que je déteste – je me suis rabattu sur Gwybère. De toute façon, je me range toujours du côté du monstre. C’est un principe. D’autant que les personnages humains de l’histoire ont tous quelque chose de pourri en eux. Pas de manichéisme, tout le monde est gris (gris foncé même). On retrouve là un thème courant chez Hauchecorne, à savoir que le “monstre” n’est pas forcément la créature désignée comme telle (cf. Âmes de verre, son titre le plus parlant à ce sujet).

Le récit a beau être court – une petite centaine de pages dont la moitié d’illustrations –, le texte et le sous-texte condensent une multitude d’inspirations, de légendes et l’essentiel des mythes draconiques. Une somme. Avec en prime un traitement qui sort du lot. Pour une fois, pas question d’aller titiller du dragon pendant qu’il ronque sur son magot. Merci de nous épargner une pauvre resucée de Bilbo le Hobbit comme il s’en édite une par semaine. À la place, une vouivre, des références à d’autres créatures issues du folklore (adanc, amphiptère, cocatrice – qui n’est pas chauve, n’en déplaise à Ionesco), des extraits d’un manuel de chasse intitulé Drachendämmerung, des superstitions médiévales (les pierres de fertilité, les représentations mentales de la forêt).
L’ambiance est gothique au sens XIXe siècle, avec son château de Ronsard en ruine, son artiste maudit, ses amours impossibles, donc proche de l’atmosphère d’un Dracula ou d’un Frankenstein. Ton sur ton pour une histoire située au XIVe siècle, en plein style gothique, cette fois au sens architectural. Les racines plongent jusque dans les mythes grecs, riches en créatures ophidiennes (Échidna, hydre de Lerne, dragon de Colchide, Méduse, Python…) et en unions pas piquées des hannetons (entre Pasiphaé qui se tape un taureau, Œdipe qui se marie avec sa mère Jocaste et Zeus qui engrosse ses propres filles, c’est le festival du X hardcore). Là-dessus, tu ajoutes un petit parfum de Lovecraft, grand obsédé de la flotte et des hybrides d’humains et d’amphibiens. Le fief du seigneur de Beaumont prend à l’occasion des airs d’Innsmouth et certains de ses habitants seraient embauchés direct pour un casting de Profonds.
Au passage, on constatera non sans amusement que la théorie complotiste des reptiliens n’est ni plus ni moins qu’une résurgence contemporaine sous acide de ces vieux mythes ophidiens et chthoniens.
Tout ça pour dire que Noces d’écailles, ce n’est pas juste “je prends un conte, je sors mon dico des synonymes, pif paf pouf, reformulation, paraphrase, et hop, ça donne une œuvre”. Non. Le récit est une réinterprétation, une réécriture complète, avec tout ce que cela implique comme travail d’auteur pour ne pas se contenter de jouer les copistes.

Les illustrations sont aussi nombreuses que magnifiques. Je ferai plus court sur ce versant, je ne suis pas équipé pour la critique d’art.
Les illustrations de Loïc Canavaggia m’avaient déjà marqué sur des titres comme Punk not dead et Le carnaval aux corbeaux. Ici, que dire si ce n’est que “ça tue sa mère”, pour citer Oreste. Les dessins collent au texte comme les bonbons au papier. Plus que de simples images pour faire joli, ils mettent en scène le récit. On se situe pour ainsi dire dans un roman graphique, moins les phylactères.
J’ai pris un plaisir fou à mater les illustrations. Je sais d’ores et déjà que je remettrai le nez dedans à l’avenir, juste pour m’en coller plein les mirettes, comme je le fais avec mes bouquins de jeu de rôle.
Quant à la présentation d’ensemble, un sans-faute, elle pète le feu. Le choix d’un fond parcheminé cadre avec l’époque tout en restant lisible. Idem les polices de caractère plus exotiques que des bêtes Times New Roman ou Calibri, sans trop en faire non plus dans le chargé, genre gothique classieux mais maldetêtogène. Niveau coquilles, y a pas de lézard, rien à signaler, ce qui ne gâche rien.

Dans le corpus de la littérature draconique, foisonnant et, disons-le, blindé de titres inutiles et compilations faciles, Noces d’écailles arrive avec du lourd dans la musette : un contenu copieux sur la vouivre, parente pauvre du genre, et une identité aussi bien dans le graphisme que dans le propos du texte. De quoi être à la noce.

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