Si le prince Orlov a donné son nom à un plat de veau et le comte Stroganov à une fricassée de bœuf, Michel Strogoff n’aura pas laissé de souvenir culinaire impérissable. Il ne porte pas de titre nobiliaire, ceci explique sans doute cela. À défaut de figurer dans un livre de recettes, son nom reste attaché à un roman de Jules Verne aussi goûtu que bourratif, farci d’aventures à la sauce Popov, c’est toujours mieux que rien.
Michel Strogoff
Jules Verne
Éditions Famot
Le pékin moyen met cinq semaines pour accomplir le trajet entre Moscou et Irkoutsk au fin fond de la Sibérie. Les courriers du tsar, un genre de Chronopost russe, sont capables de ramener le délai à moins de trois semaines. Michel Strogoff, un de ces courriers, l’élite de l’élite, aura besoin de trois mois. Sa mission sera pourtant considérée comme un succès. Ah bon ?
Ça pose la crédibilité du bouquin.
Bref, votre mission, Michel, si vous l’acceptez, c’est d’aller en Sibérie, donc, prévenir le frère du tsar d’un complot contre lui ourdi par un traître et de la menace d’une attaque par un chef de tribu qui a lancé une waaagh pour transformer les Russes en steaks tartares.
Je sais ce que vous allez me répondre, Michel, que tout ça c’est du flanc, du fantasme gengiskhanien anachronique, et qu’on voit pas trop les Tatars de Sibérie tenir tête aux Russes dans les années 1870 dans un soulèvement à grande échelle. Pour les besoins du bouquin et de la tension dramatique, on va faire comme si les rares rébellions locales impliquant trois péons, c’était l’apocalypse en marche, une fin du monde sous les coups des barbares à faire pleurer de jalousie saint Jean.
Allez, en piste, l’artiste.
Voilà donc Michel Strogoff parti pour une destination lointaine dans un cadre historique fumé au dernier degré. Comme les lecteurs de Verne ne connaissent à l’époque rien à l’histoire russe et encore moins à la situation en Sibérie, ça passe crème.
En attendant, pour la crédibilité, on repassera, parce que rien ne tient debout dans le postulat vernien. L’opposition dans le coin est rare et n’implique que des effectifs très limités de part et d’autre. En même temps, 99% de l’espace est vierge de tout humain dans ces régions, pas évident de croiser quelqu’un avec qui se friter. De temps en temps, dans les années 1830 et 1840, on a pu voir ici et là un soulèvement un peu plus vénère de populations tatares, plutôt en Asie Centrale (au sud) qu’en Sibérie (à l’est), mais rien qui risque de faire vaciller l’empire russe.
Ce sera plus ou moins comme ça tout du long. Du grand n’importe quoi mais, et c’est là le talent de Verne, sans qu’on soit choqué parce que le récit parvient à avoir l’air vrai. La Russie et l’Asie centrale des années 1870, la plupart des gens n’y connaissent rien, idem la colonisation de la Sibérie. Rien qu’une image de grands espaces couverts de sapins enneigés, des Russes avec des toques en fourrure et des Tartares qui semblent sortir tout droit du XIIIe siècle.
L’épopée de Michou, même combat. Un torrent ininterrompu d’aventures le confronte à l’intégrale du catalogue des péripéties. Il n’en manque pas une. Là aussi la crédibilité est torpillée par l’exagération, mais bon, c’est un roman d’aventures, le héros vit des aventures, y a pas non plus de quoi se scandaliser. Cohérente, la démarche, même si too much.
De ce point de vue, on n’est pas volé, Michel Strogoff remplit son contrat.
Par contre, entre deux péripéties, faudra se coltiner d’interminables descriptions barbantes. Le texte pourrait être réduit de moitié en raccourcissant les passages qui se prennent pour le guide du routard, on n’y perdrait pas grand-chose en informations dont la plupart sont superflues. Strogoff ne fait que passer, pas besoin de nous tartiner un exposé sur les lieux, les habitants, le climat, la géographie, autant d’éléments qui ne servent à rien quand le héros est déjà parti trois cent bornes plus loin. Mais il est comme ça, Julot, toujours à étaler sa science au détriment du rythme de son récit.
Autre gros écueil du roman, ses personnages. Ils sont unidimensionnels et sans nuances. Les méchants sont méchants et les gentils gentils. D’un côté, ça se tient, chacun occupe son rôle. Mais il manque des zones de gris. Ivan Ogareff, le traître, a tous les défauts du monde, déloyal, brutal, cruel, ambitieux, arrogant, moustachu… le super-vilain caricatural.
Michel est quant à lui paré de toutes les qualités, endurant, loyal, courageux, intelligent… Invincible aussi. Tu peux lui faire subir ce que tu veux, le mec est increvable. Il te dézingue des ours en deux coups de couteau et arrête des éboulements rocheux avec ses pectoraux sans une égratignure, ses larmes sont capables de refroidir une lame chauffée à blanc. Aucun Chuck Norris fact ne peut rivaliser avec les exploits de Strogoff. Je suis persuadé que si on mettait les deux face à face, Mimi collerait une branlée au Texas Ranger. D’une seule main. Pendant que de l’autre, il brandirait Ethan Hunt pour assommer Superman avec.
Le genre de héros qui peut plaire quand on a 6-8 ans, un peu moins à l’âge adulte quand on attend quelque chose d’un peu plus nuancé, avec des failles, des doutes, bref de l’humanité plutôt qu’un demi-dieu dans lequel on peine à se reconnaître.
Raison pour laquelle je n’ai jamais remis depuis plus de trente ans le nez dans le film de Carmine Gallone avec Curd Jürgens (1956) ni dans la série créée par Claude Desailly et réalisée par Jean-Pierre Decourt (4 épisodes de 90 minutes sortis en 1975). Quand j’étais petit, on y avait droit à chaque vacances de Noël. Je cherche encore le lien entre la naissance du Christ et ce facteur russe de l’extrême, m’enfin je garde un bon souvenir des deux versions pour le grand et le petit écran, comme de bonnes adaptations, plus pêchues que l’original parce que débarrassées du côté soporifique des descriptions. Peut-être que ça a salement vieilli, peut-être pas. Je préfère pas vérifier.