Après La souris qui rugissait, on poursuit dans la veine des chevaliers aux prises avec une technologie qui les dépasse. Direction l’espace intersidéral en compagnie des Croisés du cosmos !
Les croisés du cosmos
Poul Anderson
Folio SF
Quand tu lis la quatrième, tu t’attends à un shoot montypythonesque et pratchettien. Une fois le bouquin terminé, tu restes sur ta faim.
Le premier tiers du roman offre le délire promis. Une baronnie complète catapultée dans l’espace, avec seigneurs, chevaliers, gens d’armes et populace, face à un empire alien tout-puissant. Niveau LSD, l’idée se pose là. Loufoque, barré, farfelu, on ne cherchera aucune vraisemblance dans le concept initial. C’est voulu et ça fonctionne.
Mais ensuite, le récit devient plus sérieux… tout en restant aussi improbable. D’où un décalage entre le fond et le ton. Pas davantage de crédibilité, moins d’humour, résultat bancal pour un roman qu’on qualifiera de “sympathique” alors qu’il promettait du jubilatoire.
Dommage, parce que sur le papier, je m’attendais à quelque chose du niveau d’un Pratchett, mélange d’humour, de folie et de critique. Les deux premiers s’étiolent trop vite pour laisser place à du space opera classique.
Reste la critique, qui vaut ici pour les deux camps. Les Anglais incarnent l’honneur chevaleresque, la bravoure… et le bourrinage à l’européenne. Rompus aux arts militaires, parce qu’ils sont tout le temps en guerre. Soutenus par la foi qui déplace les montagnes… et anéantit les peuples. Grands malades de la conquête par la croix et (surtout) l’épée.
En face, les Wersgorix dirigent un empire pas plus pacifiste ni moins conquérant… mais “décadent” – notion floue qui n’a aucune valeur historique mais que tout le monde comprend. Cet empire fonctionne par routine, sans évolution ni réforme, cristallisé sur l’acquis depuis un bail et donc incapable de s’adapter à la nouveauté. L’entité semble invincible mais pourrait s’effondrer sous les coups d’un adversaire aux méthodes inattendues. Les exemples historiques de la chose ne manquent pas.
Avec Anderson, l’Histoire est toujours au rendez-vous (cf. La patrouille du temps, son cycle le plus connu). Faute de pouvoir rentrer sur Terre, Tourneville et sa bande sont contraints à une fuite en avant qui rappelle celle d’Hernán Cortés, le conquistador bulldozer, motivé autant par l’illumination chrétienne que la rapacité.
La dimension religieuse, annoncée en titre et très présente dans le roman, renvoie à l’esprit de croisade… et à la bonne excuse spirituelle pour agrandir le temporel. On va vous apporter la lumière divine ! Bon ben maintenant qu’on est là, en fait, on va rester. Pis on va vous gouverner et se servir au passage, parce qu’on a les guns et vous, vous creusez…
Les Croisés du cosmos condensent des siècles de conquête, d’occupation, de colonisation, d’évangélisation. Bref le cortège habituel : impérialisme, violence, fanatisme, intolérance, asservissement, irrespect de l’autre… Cible principale de la critique, les Européens, on s’en doute. Maîtres en la matière…
On retrouve dans les Wersgorix une critique de ces mêmes Européens. La supériorité technologique comme critère de supériorité civilisationnelle n’est jamais qu’une version modernisée du vieux débat entre nature et culture. Question toujours d’actualité, soit dit en passant. Suffit de voir le mépris, la condescendance et le paternalisme colonial des grandes puissances bardées de technologies dernier cri. La remarque vaut aussi à titre individuel : faut voir comment certains te regardent si tu n’as pas dernier iMachin…
A travers l’empire wersgorix sclérosé, la critique s’élargit pour viser l’incapacité à se remettre en question et évoluer. Les exemples historiques abondent d’empires qui se sont érodés à force de tourner en rond, finissant par s’effondrer sous les pressions externes et/ou les dissensions internes Rome, Byzance, les Perses, les Ottomans, les Aztèques… et les empires coloniaux. Le bouquin a été publié en 1960, date à laquelle la majeure partie des colonies ont accédé à leur indépendance ou sont en passe de l’obtenir.
Après, la critique, faut aussi la creuser soi-même. Anderson a ses contradictions. Il est capable dans La main tendue de s’en prendre au colonialisme économique et culturel et de dénoncer l’interventionnisme. A l’inverse, il en viendra à soutenir l’engagement américain au Vietnam – le gars est un petit peu beaucoup anticommuniste. Tout plutôt que le Mal, le chaos, l’entropie, la barbarie, même si le “tout” ne vaut pas mieux que le reste. Son cycle Dominic Flandry procède du même esprit de contradiction. Un antihéros à la Han Solo, donc plutôt cool, mais qui va tellement au bout de “la fin justifie les moyens” qu’il finit par foutre les jetons.
Anderson, pas chaud pour une hégémonie américaine… mais encore moins pour une soviétique, ce qui l’amène à défendre des positions contraires selon qu’il soit face à la peste ou au choléra.
On retrouve de ça dans Les croisés du cosmos. Il ne tranche pas, sa position n’est pas claire et la critique atteint ses limites.
Au plan narratif, il prend parti pour les Anglais… et le lecteur aussi par contrecoup. Déjà, les Angliches sont comme nous, humains (sous-entendus, mieux que les aliens, la figure de l’Autre). Ensuite, ils représentent le petit face au gros. Et là, on éprouve une tendance romantique naturelle à s’attacher au pot de terre. En sous-nombre, moins bien armés, les preux chevaliers n’ont pour eux que leur courage, leur ruse et leurs compétences moyenâgeuses. Sauf que les mecs ne sont pas des saints. Quand les Anglais débarquent, ça saigne ! Ils ne reculent devant rien, aucun massacre, aucune torture, aucune félonie. La lutte initiale et légitime pour la survie se transforme en guerre de conquête et mise en place d’un royaume théocratique. Comme l’évolution des objectifs s’opère en même temps que le changement de ton, moins orienté sur l’humour, on finit par se demander dans quelle mesure Anderson est ironique ou sérieux.
A l’arrivée, un petit bouquin plutôt marrant, plutôt sympathique, plutôt critique… Qualificatifs minorés, assez pour parler d’un titre mineur dans la biblio d’Anderson. Un bouquin qui aurait pu… mais qui n’a pas tout à fait.
Je resterai donc sur Leonard Wibberley et sa Souris qui rugissait ou Pratchett et ses Petits dieux.