La Horde du Contrevent
Alain Damasio
Folio SF
En version courte, La Horde du Contrevent est un roman surcoté, plein de bonnes idées mal employées, brillant parfois, clinquant souvent, dont le caractère interminable doit autant aux longueurs de la narration qu’à son style plus ampoulé qu’une rangée de spots, le tout menant à la fin la plus “tout ça pour ça” de l’histoire de la littérature, serpent qui se mord la queue pour constituer le plus formidable hymne à l’orgueil qu’il m’ait été donné de lire.
Quatrième de couverture :
Un groupe d’élite, formé dès l’enfance à faire face, part des confins d’une terre féroce, saignée de rafales, pour aller chercher l’origine du vent. Ils sont vingt-trois, un bloc, un nœud de courage : la Horde. Ils sont pilier, ailier, traceur, aéromaître et géomaître, feuleuse et sourcière, troubadour et scribe. Ils traversent leur monde debout, à pied, en quête d’un Extrême-Amont qui fuit devant eux comme un horizon fou. Ils meurent l’un après l’autre pendant cette expédition qui n’a pas de sens et tourne en rond pour revenir, au terme d’une lecture pénible, à son point de départ sans que cette boucle rime à quoi que ce soit.
On m’avait (sur)vendu La Horde du Contrevent comme un récit taillé pour moi. Un grand voyage vers l’inconnu, la quête intérieure des membres de l’expédition, un travail sur le style, une lecture exigeante… Sur le papier, tout collait.
Alors c’est pas un mauvais bouquin, loin de là, mais c’est long, et c’est chiant, et c’est prétentieux… Et y avait moyen de faire tellement mieux…
En guise d’exigence, on a d’abord de l’élitisme. Les références à Deleuze, Spinoza, Nietzsche posent le niveau et surtout l’ambiance quand tu les étales pour bien montrer où tu te situes en tant qu’auteur. De toute façon, dès qu’il est question de Nietzsche, je me méfie. Nietzsche, c’est le stretch de la pensée : des anarchistes aux nazis en passant par tout ce qui se situe entre les deux, tout le monde peut l’enfiler et l’adapter à n’importe quel discours, du plus juste au plus puant.
Sur le versant stylistique, il est clair que Damasio maîtrise la langue et sait la manier à un niveau olympique. Que ce soit dans la rythmique, les jeux de sonorité, les tournures, la richesse du vocabulaire, les néologismes qu’il crée, le Dada connaît son affaire et La Horde du Contrevent est, au plan formel, un texte brillant.
Sauf que, lancé à fond sur l’autoroute des lettres, l’auteur se laisse griser par la vitesse et, de toute évidence, son véhicule littéraire ne dispose d’aucune pédale de frein. C’est too much, comme on dit en bon français. Il en fait des caisses et le brillant tourne souvent au clinquant. La moitié de ses effets stylistiques ne sont pas au service du texte – pourtant la fonction du style – mais servent à faire le malin.
Quand j’ai lu La disparition de Georges Perec, un exercice de style du premier au dernier mot, jamais je n’ai eu l’impression que Gégé faisait son cake, d’autant moins que sa démarche se présentait sans fard pour ce qu’elle était. Tout l’inverse dans La Horde du Contrevent où était omniprésente cette impression d’un type qui se la raconte et se donne en spectacle d’un bout à l’autre. Comme une version longue du clip d’Aleksandr Pistoletov faisant l’hélicobite sur fond de Pirates des Caraïbes.
Un simple exercice de style camouflé derrière un récit de SF. Enfin, camouflé… Bariolé de jaune fluo, bonjour la discrétion. Au point de passer devant le récit SF. Autant dire que pour se cacher, c’est cuit, cui-cui.
Toute écriture repose sur l’ego. Personne n’écrit s’il n’a pas une très haute opinion de soi-même et de ses idées. Sans vanité, point de création artistique. Après, le monde se divise en deux catégories : les auteurs et autrices qui savent dompter la bête de sorte qu’on ne la voie pas trop dans ce qu’ils écrivent, et ceux qui se montrent incapables de camoufler leur prétention, qui s’écoutent parler à longueur de texte et ça se voit. La Horde du Contrevent est un hymne à l’orgueil. Même mon autobiographie, qui redéfinit pourtant la notion de panégyrique, passerait pour la quintessence de la modestie en comparaison.
Trop de style tue le style.
Trop de style pour le style tue le style.
Trop de style pour bien montrer qu’on est un styliste de première bourre tue l’intérêt du bouquin. Parce que les pirouettes et cabrioles formelles se font au détriment du reste.
Ce reste, c’est le rythme du récit qui pâtit de longueurs quand le texte s’embarque dans des digressions pleines de jolis jeux sur la langue mais in fine vides de sens et de contenu.
Parce que c’est long, mais long… Alors oui, la longueur et une certaine pénibilité de lecture sont censées renvoyer l’écho de ce que vit la Horde, de cette épreuve dont l’expédition ne voit pas le bout, des difficultés et obstacles rencontrés. Mais non. Le procédé relève juste de la facilité d’écriture : rallonger la sauce pour créer une impression de longueur, artificielle, vide, sans saveur. L’Odyssée est longue à lire, parce qu’il tombe une tuile sur la tronche d’Ulysse à chaque fois qu’il pose un pied devant l’autre : il se passe quelque chose, pas du rien enrobé de blabla.
Ce reste, ce sont aussi les choix d’écriture intéressants mais inadaptés, voire contre-productifs because la longueur à force de délayer.
Numéroter les pages à rebours pour matérialiser le raccourcissement de la distance avant d’atteindre l’objectif, c’est gadget mais ça fonctionne. (Même si on peut ergoter que la Horde n’a aucune idée du trajet à parcourir, donc on peut se demander pourquoi le lecteur saurait, lui, combien il reste avant de toucher au but. À la limite, ne pas numéroter les pages aurait été plus pertinent.)
La multiplicité des personnages (23, nombre porte-malheur à ne pas évoquer devant Jim Carrey) aurait pu donner un grand roman choral. Sauf que c’est pas le tout d’aligner un orchestre symphonique en mode “regardez comment je vais jongler avec tout ça, je suis vraiment trop fort” si derrière tu n’as que deux musiciens et demi à jouer. Un simple effet d’annonce limité à la liste initiale. Deux personnages mobilisent à eux seuls plus de la moitié du temps du parole, quatre autres un gros quart ; quant aux 17 (!) restants, on ne les entend presque jamais. Même si quelques-uns parlent peu mais agissent beaucoup et remontent un peu au classement par le biais de ce que certains racontent à leur sujet, la répartition du temps de présence accordé à chaque membre de l’expédition est éloquente : le casting pléthorique pourrait être amputé des deux tiers de ses seconds rôles très secondaires quand ils ne se limitent pas à de la figuration. Qu’il y ait un déséquilibre entre têtes d’affiche et seconds couteaux n’est pas en soi un problème, mais pas quand il est si marqué et encore moins quand on te vend le bouquin sur la base du nombre de personnages et de leur complémentarité. À vouloir trop en mettre pour à l’arrivée tout sous-exploiter, le récit n’en sort pas gagnant. Il est déjà difficile de s’attacher à des personnages dont on comprend assez vite que la plupart vont crever, si en plus ils ne servent à rien, quel est l’intérêt de leur présence ? Le vrai intérêt, je veux dire, vouloir jouer à Tolkien – qui y arrive très bien, lui, dans Le Seigneur des Anneaux – en manipulant plein de persos pour montrer ses talents de marionnettiste, ça ne compte pas. Conseil aux jeunes auteurs et autrices qui voudraient se lancer dans le roman choral en n’étant pas capables d’aligner deux notes justes : si vous voulez jouer aux marionnettes sans passer pour des guignols, lancez-vous dans le fist-fucking plutôt que l’écriture.
L’attachement aux personnages n’est pas non plus facilité par ces fichus glyphes de l’enfer qui leur servent de nom. Et on se demande bien pourquoi, puisqu’ils ont en plus un vrai nom ou un surnom pour les identifier plus facilement (Sov Strochnis, Oroshi Melicerte, Golgoth…). Soit encore une particularité qui n’en est pas une, exploitée à reculons, torpillée par une écriture qui flingue ses propres effets. Ces glyphes, la fausse bonne idée du siècle… Ce genre de procédé fonctionne dans un récit court type nouvelle, à la limite un roman avec un très petit nombre de protagonistes. Dans un format long étiré à l’extrême jusqu’à 700 pages avec par-dessus le marché un casting sur l’air de “nous sommes légion”, imbuvable relève de l’euphémisme. Certes la version originale chez La Volte propose un marque-page récapitulatif pour s’y retrouver (dont la seule présence souligne que l’onomastique pose problème). Ce n’est pas le cas de la version poche qui impose de multiples allers-retours à la liste en tête d’ouvrage, quand on ne se contente pas de zapper les glyphes parce que ras le fion.
Comme quoi un texte brillant dans sa forme ne fait pas toujours un bon roman dans sa structure. Ni dans son contenu d’ailleurs. La quête de la Horde consiste à avancer. Encore. Toujours. Voilà. Bon. OK. L’intrigue est réduite à peau de zob et la longueur du bouquin aurait gagné à l’être dans les mêmes proportions plutôt qu’au contraire étirer le propos à coups de longueurs ennuyeuses et digressions tape-à-l’œil. On aurait pu avoir un excellent récit court pêchu, faudra se contenter d’une tempête dans un verre d’eau.
L’univers autour est nébuleux. Personne ne semble savoir grand-chose, peu importe le sujet abordé. L’astuce permet de bavasser à l’envi où chacun y va de sa petite théorie. Et à la fin on n’est pas plus avancé. D’autant moins que plein de trucs sont balancés, posés là, mais jamais utilisés, exploités, concrétisés. Qu’on n’ait pas les réponses à tout, qu’il demeure une part de mystère sur ce monde, soit. Mais là, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent en vérité.
La quête intérieure des personnages censés devenir eux-mêmes au long de cette expédition fait pshit aussi. Déjà, ils crèvent tous ou à peu près, donc ils deviennent surtout morts, état pour le moins similaire et répétitif d’une personne à l’autre. Devenir quoi, on ne sait pas trop, puisqu’ils ont tous été en amont déjà formés à être quelque chose, en l’espèce une fonction dans la Horde. Et on ne voit pas trop où ils auraient intérêt à devenir autre chose, puisque le succès de l’entreprise est censé reposer sur ce qu’ils sont déjà.
Quant à la fin… Disons que la boucle est bouclée et que là encore on n’en voit pas l’intérêt. C’est quoi le concept de ces Hordes qui ne servent à rien d’autre qu’envoyer des gens crever dans la pampa ? Parce que toute l’idée de la Horde est désintégrée par son final (tout en collant avec le reste : vanité et vacuité sans un foutu pet de sens). Et qu’on ne vienne pas me sortir le proverbe à deux ronds qui dit que le voyage importe plus que la destination, c’est de la connerie en branche. Quand tu pars en voyage, t’en as vraiment rien à foutre de la destination ? Genre t’es content du trajet, tu repars aussi sec ? Non. Les deux ont une importance égale.
Pourquoi les Hordes ? Parce que. Ben la vache, ça valait le coup… Ou pas.
Pire, en vérité. Pourquoi les Hordes ? Parce que je vais pouvoir me lâcher sur les palindromes, les jeux de mots, jouer au styliste et faire le poseur pendant 700 pages. L’hybris ne mène à rien de valable, on le sait depuis des siècles et on en a encore la preuve ici avec un texte qui aurait gagné à se voir raccourci, élagué de ses personnages poids morts, débarrassé de ses oripeaux tapageurs mais creux, recentré sur son propos (quête, voyage, destination, devenir) et moins dispersé aux quatre vents sur ses effets de manche, avec un univers plus étoffé ou en tout cas mieux mis en valeur, et une meilleure exploitation de ses bonnes idées.
Et surtout moins de moi-je et d’orgueil. Parce que tout à montrer son talent de styliste, Damasio a oublié un élément majeur dans son bouquin. Si je compare avec un autre grand malade du style, Céline, et pose côte à côte Mort à crédit et La Horde du Contrevent, le style au service du texte versus le style au service de l’auteur, le premier est un chef-d’œuvre, le second une outre pleine de vent parce qu’il lui manque l’émotion, étouffée par les caracoles stylistiques trop appuyées et soulignées. Une boursouflure aride.
Merci je me sens moins seul…
@Yoann : on va pouvoir poser les bases de notre propre Horde ! 😀