Batignolles Rhapsody
Maxime Gillio
Krakoen
La soirée avait démarré sous les meilleurs auspices, au lit.
Tranquille, peinard, tout nu, j’allais attaquer ma première lecture en prévision d’Envie de Livres. J’attrapai le bouquin, l’ouvris. Il tombit… un signe du destin… je le ramassus et le lisa.
J’ai tenu quatre pages avant de succomber sous les adverbes, les participes présents et les enfilades de conjonctives !
Q U A T R E pages… mon record !
Enfin là, je fais le malin, mais sur le moment je rigolais moins. Convulsions, hémorragies oculaires, météorisme apocalyptique, du vomi partout…
Mon épouse a dû appeler les pompiers et un exorciste. Je te raconte pas le bazar pour déployer la grande échelle dans la chambre et me déloger du lustre. Ouais, ça ne paraît pas, mais c’est vachement haut de plafond chez nous. Bref, on n’est pas là pour un état des lieux.
D’après ma femme – donc ça vaut ce que ça vaut – j’aurais mis tout ce petit monde dehors à coups de pompe dans l’oignon. Avec en prime une pensée pour la génitrice du baltringue aux livres saints. “Ta maman pratique des caresses bucco-génitales dans les profondeurs infernales.” Je n’y crois qu’à moitié, jamais je ne l’aurais formulé en ces termes. En plus, pas du tout mon genre de manquer de respect à un connard de prêtre.
Le calme revenu, j’ai changé mon fusil d’épaule, sans passer pour autant l’arme à gauche (alors que je suis droitier, notez bien).
Quitte à bouquiner pour EdL, pourquoi ne pas commencer par le taulier ? Avec lui, au moins, on sait où on va, aucun risque de se retrouver embarqué au festival du bronze.
À tout seigneur…
La première fois que j’ai lu Batignolles Rhapsody, j’avais deux Gillio au compteur : Les disparus de l’A16 et Manhattan Carnage. En voyant qu’il était question d’une histoire de sosies, j’attendais une grosse farce dans le même esprit.
Parce que bon, les sosies… Tu penses à la beaufitude des émissions de Patrick Sébastien, aux foires à la saucisse, à la giga dose de ringardise estampillée années 80. Le festival de la lose, avec toute la dérision qu’on peut imaginer autour, comme dans certaines scènes du film Podium. Y en a, mais pas que…
Dans un esprit proche de Podium, toujours, cette histoire de sosies évoque aussi l’aspiration bien humaine à vouloir échapper à la normalité ou au vide, être celui qu’a le talent et reçoit l’amour des fans… la notion du modèle qui te grandit… la perte d’identité à vouloir être un autre… les farfelus persuadés d’être la réincarnation de leur idole, les lucides conscients de ne pas avoir le quart du dixième de la racine de π de la star qu’ils incarnent. (Je te souffle la réponse, le résultat est 0,0785398163397448.)
À ce titre, le nom de Frédéric Pluton, sosie de Freddie Mercury, n’a rien d’anodin. La planète la plus éloignée du soleil, à l’opposé de Mercure : un monde sépare la copie de l’original.
Tu l’auras compris : roman noir oui, polar oui, galerie de personnages surtout. L’habillage n’est qu’un prétexte pour parler de gens.
Si Batignolles Rhapsody est un de mes Gillio préférés, c’est parce qu’il s’inscrit dans la même thématique que ses meilleurs bouquins : l’errance. Associée à la quête d’identité (ici, les sosies ; dans La fracture de Coxyde, la Belgique, qui est personnage à part entière), à la fuite d’une blessure du passé ou d’un présent merdique (ici, le phénomène sosie (bis) et les bitures de Stella ; les fameux disparus des Disparus), l’errance forme le cœur de Batignolles comme elle le fera dans Rouge armé, l’autre Gillio à combiner tous ces points.
Donc pour la farce attendue… Pas trop, non. Même s’il y a quelques passages du plus haut comique, surtout au début, Batignolles est d’abord le roman de la mélancolie. Attention, pas la mélancolie ennuyeuse ou tire-larmes d’un poète romantique du dimanche. Là, je te parle d’une construction d’ambiance comme on n’en voit pas souvent, une des meilleures du père Maxime (en concurrence avec Rouge armé). De celles qui te marquent. Pas au fer rouge, parce que la formule est cliché, mais elle te marque bien profond quand même, l’atmosphère de Batignolles.
L’histoire en tant que telle, je n’en parlerai pas. Le coupable n’est pas le colonel Moutarde avec le micro dans la maison de disques. Pour le reste, motus. Le roman fait à peine 180 pages, quoi que je dise, je spoilerais et j’ai horreur de ça.
Ce format très court permet au bouquin de se montrer percutant de bout en bout. Cela dit, trois ou quatre chapitres supplémentaires ne seraient pas de trop pour développer certains points. Pas évidents à placer – ce qui témoigne de la construction au cordeau de la trame narrative – mais rien d’impossible. Batignolles Rhapsody mérite une réédition1, ce serait l’occasion pour l’auteur de proposer une version augmentée. (Il y a un message subliminal à l’attention des éditeurs dans la phrase précédente, j’avoue…)
Avec Queen, le roman s’offre une guest-star de poids. On notera quelques allusions bien senties à des seconds couteaux de la musique (Claude François, Madonna, Téléphone, Elton John…). Des figurants à côté de Mercury et sa bande, un peu comme dans la vraie vie en fait. Cadeau, c’est tout pour moi, de rien.
Gillio rend hommage au groupe mythique et à son leader moustachu, sans verser dans la fan attitude décérébrée ou le copier-coller de Wikipedia. Le texte est bourré de détails utilisés avec à-propos, pas juste pour étaler de la conficulture queenesque. Sans compter les éléments camouflés ici et là, qui ne se dévoileront qu’à l’œil attentif. Sur ce point, le meilleur morceau reste le chapitre 15. Si tu veux savoir de quoi je veux parler, tu n’as plus qu’à faire le tour des bouquinistes ou attendre une éventuelle réédition.
Ce serait dommage que Batignolles Rhapsody continue à prendre la poussière dans le cimetière des titres épuisés. Show must go on! comme dirait l’autre.
[1] Depuis la rédaction de cette chronique, l’ouvrage a trouvé une seconde vie chez Pygmalion qui en a réédité une version retravaillée en juin 2021.