Techno Freaks – Morgane Caussarieu

Techno Freaks
Morgane Caussarieu
Le Serpent à Plumes

D’après l’annonce initiale de l’auteur/e/teuse/trice/tesse/autre (précisez, vous avez quatre heures, l’usage de la calculatrice est interdit), Techno Freaks devait sortir le 23 août. Le site de l’éditeur annonçait le 30. Géométrie variable des chiffres selon la version retenue, celle des organisateurs ou celle de la police.
Depuis tout le monde s’est mis d’accord sur le 30, mais j’avais la flemme de modifier le début de mon intro… cinq lignes… trop de boulot…
Note que dans un cas comme dans l’autre, on n’y est pas encore.
Je vais te faire un aveu.
Je voyage dans le temps.
Voilà, c’est dit. Et tant qu’à se lancer dans les grandes révélations, je suis également capable de lire dans les pensées. Là tout de suite, par exemple, tu es en train de te dire que j’affabule et qu’il serait temps que je lève le pied sur les substances illicites. Ne nie pas, je sais.
Puisque tu abordes le sujet de la drogue…

Couverture Techno Freaks Morgane Caussarieu Le serpent à plumes
Va pas m’imaginer en Pablo Escobar, c’est du sucre en poudre et de l’aspirine. La carte bancaire est authentique, elle. Ou à peu près.

(Je t’accorde deux minutes pour souffler et te remettre de mon sens aigu de l’introduction et la transition…
Une…
Deux…)

Morgane Caussarieu poursuit ses allées et venues entre exploration des marges sociales (Chéloïdes) et vampires (Rouge Toxic). Techno Freaks s’inscrit dans la lignée de Chéloïdes par l’esprit tout en étant très différent dans son propos.
Roman court et dense, chapitres nerveux presque heure par heure, le rythme soutenu colle au thème de la fuite en avant. Un genre de 24 Heures Chrono mais en bien mieux, très immersif, sans facilités d’écriture (ici, la fille de Jack Bauer ne se fait pas enlever tous les deux épisodes).
Comment le qualifier ? J’ai décortiqué le bouquin dans tous les sens pour trouver un point négatif. Parce que le livre parfait n’existe pas et que je me méfie toujours du “trop beau pour être vrai”. Alors je pourrais toujours pinailler sur une ou deux phrases, formulation de ci, tournure de ça (et encore, même là, faut les chercher). Mais on serait dans l’ordre du micro détail de rien, de l’enculage de mouche gratuit (manquerait plus qu’on paye, tiens !). Aucun défaut qui saute aux yeux, rien qui fasse tiquer.
Ce roman est excellent. Une de mes lectures les plus marquantes de l’année 2018 avec Zanzara (Paul Colize) et Âmes de Verre (Anthelme Hauchecorne). Trois bouquins qui, chacun à leur façon, placent la barre très haut en matière de style, de propos et de personnages. Très très haut.

De quoi parle Techno Freaks ?
Une bande de gens vadrouille de club en club en se défonçant tout du long.
Palmes académiques de la concision.
L’histoire en elle-même n’est pas importante, prétexte pour raconter autre chose : Berlin et surtout les gens.

Et je parle bien de gens, pas de personnages qui se limiteraient à une galerie pittoresque de gueules hautes en couleur. À travers eux et leur monde, le portrait plus global d’une société qui part en vrille. Pas juste les freaks – qui ne représentent jamais que le symptôme visible – mais l’ensemble du monde.
Si Goldie, Opale, Dorian, Nichts et les autres créatures de la nuit n’avaient été que des personnages, j’aurais apprécié le bouquin sans plus. Eux et moi on vit dans des mondes à douze mille années-lumière. Je ne me drogue à rien de plus costaud que la caféine, sur une échelle de 1 à 10 mon intérêt pour la techno frôle les -1000, et la dernière personne à avoir tenté de me traîner en discothèque a fini avec le bras pété. Niveau identification, ça partait moyen.
Pourtant, je me suis tout de suite glissé dans leurs godasses. Un cousinage a aidé, via le statut d’expat’, les bidouillages corporels (tatouages et scarifications), le nihilisme et la conscience de l’absence de sens de l’existence. Eux ont en plus la culture de l’excès et, à leur façon, un appétit pour la vie.
Caussarieu les fait vivre, dépasser le caractère de papier, en leur injectant une dose d’humanité XXL. Difficile de dire à quoi ça tient, un mélange entre le style, le vocabulaire, la connaissance du sujet, un état d’esprit, autant dire le fond et la forme, avec quelque chose en plus, me demande pas quoi. Toujours est-il que tu es avec eux dans le bouquin. Sur les lieux. Dans leur tête. À Berlin.

Berlin, je connais peu. La dernière fois que j’y suis allé, c’était en août 44 quand j’avais dû quitter la France. Un départ dans la précipitation, parce que j’ai horreur des coupes courtes. Soi-disant que j’aurais couché avec des Allemands… J’en suis reparti en mai 1945, le coin devenait invivable. Trop de bruit, trop d’agitation, sans parler des problèmes avec les voisins. Soi-disant que j’aurais couché avec des Russes… Je suppose que la ville a dû pas mal changer depuis.
Les évolutions contemporaines imprègnent le bouquin. Berlin, capitale underground et alternative, pour combien de temps encore ? Pression immobilière, gentryfication, boboïsation, hipsterisation… Les temps, les lieux, les couches sociales et la culture changent. “Ce qui menace Berlin, c’est de bientôt ressembler aux autre capitales d’Europe.” (Sauf mention contraire, les citations sont de Morgane Caussarieu.)
Aujourd’hui, tu trouves même des agences de voyage qui te proposent la visite du Berlin alternatif. Un underground mainstream, tendance. Contradiction dans les termes.
Jusqu’à ses acteurs qui ne sont pas dupes. Dès les premières pages du bouquin, le constat de Goldie sur les codes du milieu où elle évolue ne laisse aucun doute sur l’uniformisation à l’œuvre : quand tout le monde est tatoué dans le même style, le tatouage a-t-il encore valeur de marque distinctive ? Idem pour ces punks mentionnés plus loin, qui “exigent le droit à la différence en ne vivant qu’entre gens qui se ressemblent”.
Quand l’underground fonctionne sur la base du paraître, des boîtes avec pignon sur rue, des DJ à la mode, des listes d’invités, sur le même schéma que les réceptions de l’ambassadeur, il en reste quoi de l’alternatif ?

Morgane Caussarieu Techno Freaks Serpent à plumes clavier personnalisé

Chaque personnage du roman reflète ces contradictions des freaks. Se démarquer de la norme et du conventionnel. Se retrouver seul, donc paumé. Trouver d’autres freaks, les intégrer, se plier à leurs codes. Parce que, toutes contre qu’elles soient, les contre-cultures forment elles aussi des groupes sociaux avec leurs règles. Une fois dedans, essayer de se réaffirmer, de se démarquer… mais pas trop sous peine d’exclusion. Funambulisme perpétuel entre l’individualité et l’appartenance à une tribu.
Note que ça vaut pour les non-freaks. La société conventionnelle fonctionne de la même façon. À se demander qui est le freak de qui…
En lisant le périple de Goldie filant de club en club avec de la kéta plein les narines, j’ai beaucoup pensé à mon grand-père qui écumait les thés dansants et se chargeait à la camomille en se trémoussant sur du musette. Techno allemande vs Derrick, pas grand rapport à vue de nez et pourtant… Même recherche d’une sociabilité avec des gens comme soi, même envie de s’éclater après une semaine pas palpitante, d’oublier dans la musique le quotidien pépère et la mort qui rôde. Comme disait un célèbre accidenté de la route, la même “fureur de vivre” (mention contraire).

Cette folie du week-end a l’air d’une échappatoire. Dans un sens c’est le cas, comme une parenthèse éthérée entre deux semaines dans le monde réel. Sauf que le monde réel n’est pas la vraie vie, pas une vie tout court. Des journées en centre d’appel à ressasser la même rengaine, taf abrutissant, pas enrichissant dans tous les sens du terme. Nouvelle génération des forçats de la faim. Job par défaut, sans doute, mais a-t-on vraiment mieux à leur proposer ? Regarde autour de toi, le vrai monde réel, pas celui du roman. C’est le même en fait. Tout foireux, en chute libre, sans espoir de salut.
Quand tu lis la quatrième, tu te dis que c’est des petits jeunes qui font les cons, faut que jeunesse se passe, tatati tatata. Jeunesse ne se passera pas, parce que le monde actuel n’a plus rien à offrir à cette génération. Ni aux suivantes d’ailleurs. Le pire, c’est qu’elle le sait. Et le pire du pire, c’est qu’elle l’a accepté. Enfin, quand je dis “le pire”, c’est façon de parler, sans jugement de valeur, j’en ai fait autant il y a belle lurette.
Ce qui distingue les freaks de maintenant de ceux d’avant – je pense à la naissance du rock ou aux débuts du mouvement punk – c’est que la révolte a laissé place à la résignation et au fatalisme. Au consumérisme, aussi, quand on voit la place qu’occupent les fringues, le look, le paraître, le narcissisme… Plus de place pour la rébellion, parce qu’ils s’en foutent, qu’ils ont la tête ailleurs. Pas seulement à cause de la drogue, le matraquage social y est pour beaucoup, pub permanente pour un mode de vie basé sur la dévoration.
Là, tu vas me dire qu’il y a toujours une porte de sortie. Suffirait comme propose Nichts (“rien” en allemand, la messe est dite) de quitter le “rêve berlinois”. Mirage où “tout paraît propice à la création” et où tout finit en drogue, survie précaire, projets fumeux, remise au lendemain, fuite en avant. Les expats pourraient certes retourner au bercail, oui, repartir vers un environnement plus sain, moins chargé en excès, dope, MST… Retrouver, pour les Français du lot, le président des riches, des riches toujours plus riches, des pauvres toujours plus pauvres, un chômage tel que quand le chiffre baisse de 1000 demandeurs d’emplois c’est la fête du slip. Dégoter un autre job… dans un autre centre d’appel Ipsos.
Nichts n’a pas tort sur le piège du night club géant qu’est Berlin, le chant des sirènes, le laisser-aller de tout ce petit monde plus superficiel qu’alternatif. Encore faut-il trouver l’issue de secours. Et on peut se demander si l’emprunter mènerait vraiment à mieux.

“La Fin ne va pas tarder, Dorian le sait, s’y prépare, la planète meure, on est en train de l’assassiner.” Et ça, on le sait depuis un moment. Peut-on jeter la pierre à Dorian et aux autres, qui préfèrent vivre à fond trois nuits par semaine pendant qu’il est encore temps ?
Souviens-toi les années 80, le début du chômage de masse et les premières alertes environnementales. Ils ont fait quoi nos parents et grands-parents à part se jeter dans l’actionnariat, les paillettes, la coke, le synthé et la pousse de moustaches ringardes ? Rien.
Maintenant il est trop tard. Se rebeller, agir, changer le cours des choses, c’était avant qu’il fallait s’y mettre.
Aujourd’hui, fini, rideau, plus rien à faire.
À part s’éclater pour oublier qu’on est tous déjà morts.

Techno Freaks et Dans les veines Morgane Caussarieu mug Gremlins
L’art du teasing : chronique de “Dans les veines” prévue pour bientôt.

(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)

2 réflexions sur « Techno Freaks – Morgane Caussarieu »

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