Le sabre des Takeda – Inoue Yasushi

Aujourd’hui, un cas particulier – à part, dirons-nous – puisque j’ai lu Le sabre des Takeda en VO far far away a long time ago. Depuis, on m’a offert l’édition française sortie chez Picquier. La chronique sera en français, même si pour déconner, j’avais un temps caressé l’idée de la rédiger en japonais.

Le sabre des Takeda
Inoue Yasushi
Shinchōsha / Picquier

Couverture Le sabre des Takeda Yasushi Inoue Picquier

Le sabre des Takeda nous plonge dans les guerres féodales japonaises du XVIe siècle. Elles durent déjà depuis le XIIe s. au rythme des luttes de pouvoir, rébellions, changements de camp, successions contestées, expansions territoriales, embrouilles familiales… Bref un foutoir phénoménal où tout est prétexte à se mettre sur la tronche. On est loin de l’image hyper disciplinée des Japonais, plus remuants que leurs homologues européens de l’époque…
Durant ces siècles pleins de bruit et de fureur comme disait Guillaume Secoulance, l’Empereur n’a pour ainsi dire aucun pouvoir (je schématise, parce que si rentre dans les explications sur les empereurs cloîtrés, tel ou tel transfert de pouvoir à telle ou telle période, ou Bidule Ier qui essaie de récupérer les rênes, on n’est pas sorti des ronces). La réalité du pouvoir suprême repose entre les mains du shogun à partir de la fin XIIe. Ce shogun appartient à un clan majeur, sauf que des clans majeurs, il y en a plusieurs. D’où concurrence, parce qu’ils se verraient bien calife à la place du calife. Sans compter qu’avec les moyens de transport et de communication de l’époque, tu as beau être en haut de la pyramide, tintin si tu espères mettre en place un gouvernement centralisé. Faut des plombes pour transmettre la moindre directive. Moralité, tu dois t’appuyer sur les seigneurs locaux à coups de faveur, mariage, pognon, donation de fief. Or, lesdits seigneurs sont turbulents, gourmands, versatiles, pas toujours en bon termes entre eux. Et plus tu les engraisses pour leur permettre de gérer le bousin sur place, plus ils se verraient bien à la tienne, de place.
Je te laisse donc imaginer le bazar. Les guerres privées locales entre les seigneurs Yamatruc et Minachose, qui parfois dégénèrent à cause du système d’alliance qui rameute des paquets de gus. Les grands clans qui fonctionnent comme des Japon miniatures et doivent eux-mêmes gérer des luttes internes. Ces mêmes grands clans qui se font la guerre entre eux pour s’étendre plus loin, plus haut, plus fort. Ces grands clans toujours qui mettent le pays entier à feu et à sang lorsqu’ils se sentent assez puissants pour défier le shogun et tenter lui piquer le fauteuil de PDG. La maison impériale qui à l’occasion s’excite et essaie de reprendre la main sur les féodaux. On ne s’ennuie jamais…
Au XVIe siècle, il en est qui se proposent de voir un peu plus loin. L’idée de base reste toujours la même : gratter le poste de shogun pour avoir la mainmise sur le Japon. L’unification passe par la conquête, la mise au pas des seigneurs et la pulvérisation des récalcitrants : un seul clan pour les gouverner tous et dans la féodalité les lier. L’Histoire a retenu ceux qui ont réussi (Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, Tokugawa Ieyasu), le roman historique d’Inoue s’attache quant à lui au parcours d’un autre : Yamamoto Kansuke, attaché au service de Takeda Shingen du clan Takeda (logique), un des plus puissants seigneurs de l’époque.

À la lumière de ce préambule, tu dois avoir compris que ce roman ne s’adresse pas aux débutants. Avant de s’y plonger, mieux vaut avoir des notions sur l’histoire du Japon à cette époque. L’habitude de l’onomastique nippone est un plus non négligeable si tu ne veux pas te noyer dans les patronymes. Si tu n’as pas remarqué dans les cinq noms cités que j’avais respecté l’ordre japonais nom/prénom, déjà ça part mal. Après, pas besoin non plus de passer un doctorat en histoire, des bases suffisent.

Revenons-en à Yamamoto Kansuke. Le personnage rêvé pour un auteur de roman historique. Le gars a vraiment existé, mais comme les historiens ne disposent pas de cartons de sources à son sujet, il autorise une grande liberté romanesque. Nabot moche, borgne et boiteux, pas le physique idéal du grand guerrier samouraï, qu’il compense par un talent stratégique hors du commun. Ainsi qu’un rêve : unifier le Japon. Par les armes, puisqu’on n’avait pas à l’époque la manie de se “réunir autour d’une table” pour brasser du vent. Sous la bannière de son seigneur Takeda Shingen, présenté ici comme plus décontracté que dans la réalité. Chef de guerre redouté et avide de pouvoir, certes, mais aussi coureur de jupons infatigable.
Vu le spoil sur la quatrième (en même temps, c’est un fait historique connu donc pas une révélation), je ne gâcherai pas le suspense en disant que Yamamoto Kansuke ne verra pas son rêve devenir réalité au terme des vingt ans couverts par le roman (1540-1561). À sa mort, toutefois, les Takeda sont devenus un des plus grands clans du Japon avec une possible unification à portée de main. Sauf que le successeur de Shingen n’aura pas sa carrure et se fera griller la politesse par Oda Nobunaga.
Le sabre des Takeda se concentre sur la montée en puissance du clan sous la houlette du binôme Shingen-Kansuke. À sa façon, le gnome incarne l’idéal de loyauté du samouraï, corps et âme au service de son seigneur, jusqu’au sacrifice suprême… même s’il n’hésite pas à le manipuler “pour son bien” en cours de route. Shingen a en effet la manie de n’en faire qu’à sa tête, n’hésitant pas à assiéger une place forte juste pour les beaux yeux d’une donzelle.
Là-dessus vient se greffer dame Yubu, concubine de Shingen. Concubine donc détestée par l’épouse légitime. Cette haine et sa solitude la rapprochent de Kansuke, le parvenu sorti de nulle part. Inoue a le bon goût de nous épargner un triangle amoureux lambda. Il tisse entre Yubu et Kansuke une relation forte, les deux étant des monstres de volonté. Kansuke l’aime, c’est évident, tout comme il aime Shingen : ce sont les seuls à avoir vu au-delà de sa difformité. Mais il ne prend pas le risque de déconner et de tout bousiller pour une histoire de fesses. Il forme avec Yubu une alliance qui porte Shingen et le clan Takeda vers la gloire et le pouvoir.

Inoue excelle à dépeindre ses personnages. Le sabre des Takeda ne se contente pas d’être une fresque historique pleine de guerriers, complots, intrigues, sièges et batailles. Il s’agit surtout de l’histoire du trio Kansuke-Shingen-Yubu, voire du binome Kansuke-Yubu. Très proches du big boss et en même temps parias, ils œuvrent dans l’ombre ad majorem Takeda gloriam entre vision grandiose, amours contrariées, raison et passion.
Un roman épique et intimiste, très documenté, pas facile d’accès pour les néophytes. Aux débutants en romans historiques japonais, je conseillerais de démarrer plutôt par La pierre et le sabre de Yoshikawa Eiji, sous peine de trouver ici des longueurs ou une certaine aridité dans les développements stratégiques (qui sont en fait des tournures classiques de l’épopée comme on en croise dans les Heike et Genji monogatari). Après, il sera toujours temps de revenir sur Inoue. Aux autres, allez-y, c’est un beau roman avec de sacrés personnages, un mariage réussi entre l’épique et le feutré.

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