Variable d’ajustement – Philippe Declerck

Variable d’ajustement
Philippe Declerck
Fleur Sauvage

Couverture Variable d’ajustement Philippe Declerck Fleur sauvage

Le chômage, on te le brosse souvent comme un aller simple pour l’enfer, genre L’Adversaire avec Daniel Auteuil.
J’en garde le souvenir d’une virée magique dans la quatrième dimension. Dès que tu mets un pied à Pôle Emploi, tu découvres le monde merveilleux du LSD.

Je pourrais alimenter un blog entier de mes anecdotes. Elles me coûtent un bras en garde-meubles. Des cartons, des caisses, des brouettes, des tombereaux…
Mes passages préférés en rendez-vous avec les conseillers du Pôle étaient “les offres susceptibles de vous intéresser”. Chaque fois je me demandais s’ils avaient lu mon CV ou sorti d’un chapeau les annonces les plus en décalage avec mes compétences.
— Un taf en or à l’ambassade de Chine ? Super ! Juste un détail, je ne parle pas mandarin et ça ne s’improvise pas.
— Mais vous parlez japonais, ça n’ira pas ?
Lol, wtf, facepalm et toutes ces sortes de choses…
Et je passe sur les formations “voie de garage” juste pour te faire sortir des chiffres de la catégorie A (l’officielle à 3,5 millions qui permet d’oublier les 3 millions des B, C, D et E), les bilans de compétence et les réunions collectives “festival de la banalité”, les ateliers “tremplin vers le néant”. Baratin et tournage de pouces…
Le top restant le conseiller qui m’a inscrit à une session de prise en main d’Internet… juste au sortir de ma formation concepteur/développeur web. Qu’est-ce que tu comprends pas dans WEB, putain ! D’où t’as vu que je savais pas me servir d’Internet ?

Pôle emploi grand moment de solitude
J’ai trouvé cette photo sur le site de Pôle Emploi, aussi doué pour la com’ que pour aider les chômeurs. Ça résume bien : ta recherche d’emploi sera jour après jour un grand moment de solitude.

Faut reconnaître, je me suis bien marré de toutes ces conneries, parce qu’il y avait de quoi dans le genre perles, comique absurde, caméra cachée… Beckett, Kafka et les Charlots… Valait mieux prendre le parti d’en rire, parce que… ben parce que c’était ça ou se tirer une balle.
Chômeur, on te considère comme un enculé. Au mieux, un trou du cul. Tu me diras, sur un plan sémantique, les deux vont bien ensemble.
Tu l’as cherché, quelque part c’est forcément un peu ta faute. Tu as foiré dans ton taf, t’as pas été assez ambitieux ou trop, t’as pas assez bossé à l’école, ou c’est le karma, va savoir. Rien à voir avec le fait que les actionnaires en veulent toujours plus et que virer des gens permet de réaliser toujours plus de marge. Toi, tu es viré, les mecs touchent ton salaire depuis leur fauteuil et là-haut le PDG voit son salaire s’envoler vers des chiffres aussi inconcevables qu’indécents. Cherchez l’erreur…
Bref, te voilà au chomedu, faut faire avec. Enfin, sans, plutôt. L’occasion de percer quelques trous de rab à ta ceinture. Pas tant que ça, d’ailleurs. Certes, pour d’évidentes raisons financières, tu dois serrer à mort niveau dépenses. Mais vu que ton entourage se clairsème des fois que tu serais contagieux, tu sors moins de toute façon. Ah ça, la mort sociale, excellent plan pour faire des économies !
Après, tu ne vas pas te plaindre non plus, tu touches une rente. Espèce d’assisté, va ! Marrant, parce que ces mêmes gens qui te voient comme un vampire, une sangsue, un parasite, n’ont aucun problème avec le fait de bénéficier de la sécu ou de toucher leur retraite. Ah oui mais ça on a cotisé pour. Et la ligne cotisation chômage sur la fiche de paye, elle est là pour décorer ?
Soyons honnête, chômeur, tu es un être étrange aux yeux des travailleurs, une licorne en beaucoup moins glamour. Pourtant, vu la hausse des chiffres et l’inscription du phénomène “chômage de masse” dans la durée, qui ne connaît pas de chômeur ? Qui n’en a pas un sous la main pour l’étudier et se rendre compte que c’est tout le monde et n’importe qui ? Inutile de poser la question “comment autant de gens peuvent encore ignorer la réalité des faits ?”, la réponse étant, comme d’habitude, cirque médiatique et classe politique hors sol. Ils n’ont pas l’air de capter que stigmatiser des millions de personnes revient à prendre un gros gros risque. Imagine le jour où la phrase de trop sera prononcée…

Et c’est là que j’en arrive à Variable d’ajustement – même si, par la bande, je ne fais qu’en parler depuis le début.
Mathilde Norois… une baraque, un mari, deux gosses, directrice dans la chaîne Décathlon Atout Sport (si tu tapes “licenciement Décathlon” sur Google, t’es pas déçu du voyage). Dans l’absolu, pas le genre de personnage auquel j’accroche. Le genre de vie conventionnelle à crever qui m’emmerde à un point, t’as pas idée. Surtout, son taf occupe toute sa vie ou à peu près et ça, je ne peux pas.
Le travail et moi, sur un plan éthique, on s’entend moyen. Exploitation, chantage au salaire, vaine course à la réussite alors qu’à la fin on crèvera tous… Dans le genre concept qui vend du rêve, on a vu mieux. Quant aux gens qui ne vivent qu’à travers leur boulot, on ne s’entend pas du tout. Ils en ont autant à mon sujet, chacun sa façon de voir.
Mathilde, ce n’est pas mon monde, ça ne l’a jamais été et ça ne le sera jamais.
Jusqu’au jour où elle se retrouve au chômage. Là, on a des bases pour discuter. Du point commun XXL. Matière à échanges par roman interposé sur comment on encaisse la nouvelle, comment on vit cette situation et comment on s’en sort (si on s’en sort). On trouve plus de fraternité en bas de l’échelle, entre des gens que tout oppose, que là-haut dans les sphères élyséennes.

Aldolf Hitler la glandouille
“Arbeit macht frei”, telle était la philosophie de ce type qui n’a pas l’air surmené par le taf…

De mon point de vue, avant même de se retrouver au chômage, Mathilde était déjà une victime. L’incarnation type du “tout travail”, valeur qui écrase toutes les autres. Déjà, considérer le travail comme une “valeur” relève de la science-fiction. L’effort est une valeur. Le travail, non. Travailler consiste juste à se faire enfler plus de quarante ans (si on parvient à bosser quarante ans) et au moment où la quille arrive, où tu peux enfin profiter de ta vie, t’es vieux et usé, il y a plein de trucs que tu ne peux plus faire. Tu as cramé tes meilleures années pour rien.
Ensuite, il n’y a pas que ça dans la vie, loin de là. Faudrait que je relise la Lettre à Ménécée d’Epicure, mais je ne me rappelle pas que dans son vade-mecum du bonheur il parle de s’échiner comme une brute en négligeant tout le reste. Il n’était pas surnommé Jo la Tempérance pour rien.
Donc Mathilde, d’entrée, victime de cette formidable escroquerie qui met sur le même plan “travail über alles” et “consomme comme si c’était ton dernier jour à vivre”, l’une alimentant l’autre et vice-versa. Ce qui revient à valoriser le taf et la glande d’un même élan (vu que consommation de masse amène les trois quarts du temps aux pages loisirs du catalogue).
Mathilde, victime le retour, quand le chômage frappe à sa porte. Je ne vais pas épiloguer plus que ce j’ai évoqué jusqu’ici. Le chômage te fait entrer dans un autre monde. Pour avoir vécu des moments identiques, crois-moi sur parole, le parcours de Mathilde est rendu avec autant de justesse que de crédibilité.
L’auteur sait de quoi il parle puisqu’il est passé par là aussi. Je ne peux qu’approuver son choix de Mathilde. Oui, je disais plus haut que ce genre de personnage ne me parlait pas plus que ça au départ. Mais ce livre ne s’adresse pas à moi, j’ai connu ce qu’il raconte. Je sais déjà. Je le conseille à toutes les Mathilde, hommes et femmes qui ont encore leur taf et prennent de haut ceux qui l’ont perdu. On n’est plus dans les années 60-70 où fallait vraiment déconner pour se faire éjecter et où suffisait de se baisser pour en ramasser un autre. On est en 2017, les gens. Ta boîte engrange du pognon par millions ? Elle te virera peut-être quand même pour gratter encore un peu plus. Tu assures comme une bête ? Pas de garantie non plus, on peut très bien te remplacer par quelqu’un qui sera un peu plus jeune, un peu moins bronzé, un peu moins femme… Il y a encore une vingtaine d’années, être une Mathilde te prémunissait contre le chômage. Aujourd’hui, le couperet peut tomber sur n’importe qui n’importe quand pour n’importe quelle raison.
Ça n’arrive pas qu’aux autres… A qui le tour ? Le grand loto où chacun peut remporter le ticket perdant.
Et ne va pas croire qu’il suffit d’un bon CV ou de volonté – la fameuse volonté qui s’achète en supermarché, comme dirait la caustique Sophie Jomain –, tu seras toujours trop ceci ou pas assez cela. Trop vieux, trop jeune, trop de diplômes, pas assez, manque de mobilité géographique, risque de grossesse (dommage, parce que les femmes, c’est le bon plan, elles coûtent moins cher en salaire – on a honte de rien de mettre “égalité” dans notre devise quand même). Pure question de calcul et de mathématiques, le roman ne s’intitule pas “variable d’ajustement” pour rien. Tu n’es pas une personne qui travaille, rien qu’une abstraction comptable.

Je citais Jomain, pas juste pour la galerie. Je pourrais ajouter son compère Gillio. Quand la nuit devient jour, Ma fille voulait mettre son doigt dans le nez des autres et Variable d’ajustement n’ont rien de lectures agréables. Difficile de dire qu’on a “aimé”. Pourtant, trois titres dont on ne peut faire l’économie. Trois ouvrages sur la souffrance, ancrés dans la réalité. Dépression, chômage, handicap, “monde de merde” pour citer George Abitbol. Mais c’est celui dans lequel on vit. Fermer les yeux, évacuer le problème, rejeter ceux qui en portent le fardeau ne résoudra rien.

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