Le chaos final – Norman Spinrad

Le chaos final
Ces hommes dans la jungle
Norman Spinrad
Pocket

Pas de chronique croisée au programme mais un seul bouquin, d’abord sorti sous le titre Le chaos final puis réédité comme Ces hommes dans la jungle. J’utiliserai le premier, parce que c’est sous cette appellation que j’ai découvert le roman et que j’ai depuis l’habitude d’en parler… mais le second est meilleur, plus en phase avec le titre original The Men In The Jungle.

Couverture Le chaos final Ces hommes dans la jungle Norman Spinrad Pocket
Je n’avais pas d’Américains sous la main, j’ai déployé des Space Marines à la place.

Au-delà de la proximité de traduction, le titre bis est surtout raccord avec une des sources d’inspiration du roman : la guerre du Vietnam. Une partie non négligeable de l’histoire tourne autour des actions de guérilla, on reste dans le ton (et dans la jungle).

De quoi ça parle ?
“Bart Fraden est à la recherche d’un monde à conquérir. Il pense avoir trouvé le candidat idéal : Sangre, planète dominée depuis trois siècles par la Confrérie de la Souffrance, bande de sadiques qui s’adonnent à la torture, l’esclavage et le cannibalisme. Fraden est persuadé que sa population est mûre pour une révolution, surtout si c’est lui qui la commande. Pourtant, ce qu’il découvre sur place risque non seulement de contrarier ses plans, mais mettra en péril son âme.” (Quatrième de l’édition Milady, mais tu as l’embarras du choix : depuis quarante ans, le roman est passé par Champ Libre, Lattès, Pocket, Denoël et enfin Bragelonne.)

De quoi ça parle ? 2, le retour. De pouvoir. Avec Spinrad, c’est signé, on le sait sitôt qu’on voit son nom.
Fraden est un politicard-véreux-aventurier-opportuniste, genre de président de notre Ve, les bollocks en plus – c’est pas donné à tout le monde de porter le slibard de Han Solo. Une enflure, l’anti-héros par excellence, qui permet à Spinrad de glisser du cynisme dans chaque phrase. Fraden n’a rien du philosophe-roi platonicien, il descend en droite ligne de Machiavel, croisé avec un milliardaire américain. Pas question de gouverner pour le bien public, il a développé une addiction au vertige des cimes et ne s’intéresse qu’au pouvoir pour le pouvoir… et au train de vie princier fourni avec.
Obligé de quitter son dernier poste dans sa précipitation, le bobard beau Bart se cherche aussitôt une nouvelle cible. Pas inquiet, il sait qu’il trouvera. “Quand on n’est pas trop manche, il suffit de mettre le nez dehors et de flairer le vent pour trouver un coin où on peut rapiner en paix.”
In fine, il dégotte ZE planète grâce à une liste sortie de son ordinateur. Détail qui n’a l’air de rien mais qui en dit beaucoup. Déjà en 1966, le Norman sent la technocratie post-industrielle pointer le bout de ses câbles. Résumer l’humain en courbes statistiques et tableaux de chiffres, abandonner la main aux algorithmes… et découvrir un peu tard que le magnifique scénario sur le papier tient en réalité du colin-maillard en bordure de falaise.
Bart s’en rend compte quand il commence sa révolution pour prendre le pouvoir : la promenade de santé pépère tourne au crapahut dans le bourbier… à l’image de la guerre du Vietnam. “Mon avis là-dessus est que les Américains se sont introduits à l’aveuglette dans une guerre qui durait déjà depuis mille ans, et n’ont fait qu’empirer les choses.” (Spinrad himself, in Galaxies n°16, mars 2000)

Critique de l’interventionnisme, on l’aura compris. “Il s’agit de ce qui arrive quand des gens décident d’intervenir en pensant améliorer les choses, ou peut-être plus cyniquement pour profiter d’une mauvaise situation. Quoi qu’il en soit, ils finissent presque toujours par rendre les choses mille fois pires.” (même source) et de citer l’ex-Yougoslavie, x pays d’Afrique, la Tchétchénie, liste qui s’est allongée depuis avec la Libye, la Syrie, l’Irak, le Yémen…
Tout cynique qu’il soit, Spinrad reste un idéaliste quelque part. Je ne vois nulle part dans les conflits qu’il cite d’interventions dictées par la volonté d’“améliorer les choses”. On reste toujours sur de l’impérialisme, de la sphère d’influence, de la géostratégie, des intérêts économiques… Même les bonnes intentions (sic), genre on va leur apporter la démocratie, n’en sont pas. Elles reviennent à imposer un système et un mode de pensée sans laisser le choix aux intéressés. Et en plus sans l’adapter aux conditions locales, donc autant dire que la démarche ne peut s’achever que par un big bazar, le chaos final.
Enfin, sur le fond, il a raison. Je n’ai pas souvenir d’ingérences dans des guerres civiles ou révolutions qui se soient bien terminées pour les populations locales, à court comme à long terme.

Le chaos final pose aussi la question de la révolution et des révolutionnaires.
Bonnes intentions et grands idéaux en théorie… bonjour les bains de sang à l’arrivée ! Et on s’amuse et on rigole ! La Révolution française qui tourne à la Terreur, une palanquée de révolutions communistes qui devaient libérer ouvriers et paysans de leurs chaînes et ont tourné à l’autoritarisme (URSS, Chine, Roumanie, Cuba…), sans parler des guérillas sud-américaines dont on cherche vainement les motivations politiques à travers leurs pratiques loubardes de kidnapping, rançonnage et trafic de drogue.
Le remède pire que le mal. Et dans le meilleur des cas, une pilule qui pique un peu à la gorge quand on l’avale (amis Vendéens, je vous salue).
Quant aux révolutionnaires, le cas de Bart, tout excessif qu’il soit, amène à se demander ce qui motivait et motive ceux de l’IRL. Dans le lot, tu as forcément eu des gars pétris d’idéalisme, de liberté, d’à bas la dictature (dont l’espérance de vie tend vers zéro une fois en place le nouveau régime qui n’a plus besoin des grandes gueules encombrantes). D’autres, tu te poses quand même la question de ce qu’il y avait derrière. Certaines bios des grands révolutionnaires français ne sentent la démocratie qu’à dose homéopathique. Là-dessus je renvoie à Contre les élections de David Van Reybrouck qui consacre un long développement au remplacement d’une oligarchie par une autre, conçu comme tel dès le départ.
Le pouvoir au peuple ? Vous rigolez ?!? Nan, mais je vais plutôt m’en occuper, je me sacrifie, allez.
Spinrad citait Che Guevara comme source d’inspiration pour Bart. Un révolutionnaire professionnel qu’on voit grenouiller à Cuba, au Congo, en Bolivie. A se demander si au-delà de la révolution tous azimuts il a jamais envisagé l’après, le constructif. A sa décharge, le paintball n’existait pas dans les années 50-60, ne restait que la solution de jouer au panpan dans le grand jardin du monde.
Le shoot à l’action, à l’adrénaline, au pouvoir vaut autant pour les guérilléros que les gouvernants établis. La preuve, Bart, toujours lui, aussi bien dans sa situation initiale que ses objectifs au long du roman. Pour lui, la révolution n’est pas une fin en soi, juste un moyen d’obtenir le poste, de s’installer : l’incarnation de la classe politique propre sur elle… enfin en costard, j’entends, l’air plus propre que les agités mal rasés qui déclament du Marx au fond des bois. Mais juste l’air.
Chaque fois que j’entends un politique parler de bien public, d’intérêt général, de désintéressement, je me marre en pensant imposture, gavage et Chaos final. Les costards à Fillon, les enveloppes à Sarko, les comptes à Cahuzac… Et on s’amuse et on rigole ! Jusqu’au jour où faut redescendre du trip pouvoir-pognon…

Puisqu’on parle drogue, c’est comme la pomme, y en a aussi. Bart trimballe une pleine musette de schnouf.
Histoire d’éviter les spoils, on s’en tiendra à la thématique et à la symbolique, celle de la manipulation des masses, sujet cher à Spinrad (cf. Jack Barron et l’Eternité). La drogue remplace ici les discours flamboyants sur la liberté, ceux qui te transforment le pécore indolent en guerrier brandissant fourche et torche, prêt à en découdre avec le tyran/loup-garou/monstre de Frankestein du coin.
Réveiller les consciences, comme on dit, sauf qu’ici va y avoir du boulot sur les bulots. La révolution n’est pas gagnée avec un populo pareil, des larves abêties par le discours officiel, qui ont fini par accepter leur état d’esclave au point de hurler au blasphème à la seule évocation de tuer leurs tortionnaires.
Pas de gentils ou de méchants, de blanc ou de noir. Dans tous les cas, le petit peuple se retrouve au milieu et morfle, pendant que les puissants se gavent sur son dos. Constante historique. La peste ou le choléra entre un Bart qui ne vise le pouvoir que pour son bénéfice personnel et une confrérie religieuse qui tient la planète sous sa coupe (opium du peuple, air connu) et se nourrit – littéralement – de ses “administrés”.
Abattre un tyran pour le remplacer par un autre, plus insidieux (ce qui résume bien l’histoire politique de ces 6000 dernières années). Deux discours qui s’affrontent, le meilleur manipulateur gagne. De vertu et d’idéaux il ne saurait être question.

Détournement Mad Max Karl Marx Fury Red Road par Un K à part

Entre drogue et baston, Le chaos final est un roman rock’n’roll. De la violence, des types coupés en deux à coups de rayon laser, du cannibalisme, des fanatiques religieux… il faut de tout pour faire un monde, comme disaient Arnold et Willy (et quand tu vois comment on viré tous les acteurs de la série, tu te dis qu’ils en connaissaient un rayon niveau hardcore).
Délirant, barré, défoncé… et profond, de la SF comme j’aime.

(Ce roman a été récompensé par un K d’Or.)

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